Environnement: un enjeu local et global, médiatique et politique
Opinion
OPINION. Jean-Yves Pidoux, directeur des Services industriels de Lausanne, pointe du doigt les nombreuses contradictions de nos engagements en faveur de l’environnement. La preuve par «Le Temps»

Dans un dossier sur l’engagement environnemental, Le Temps (22 mai 2018) avertit fort justement que «la crise écologique globale doit nous pousser à changer nos modes de vie et de production». Voilà une analyse pertinente, voilà un projet à saluer et à embrasser de concert avec le journal. Et, en relevant que «l’inaction, désormais n’est plus une option acceptable», la rédaction nous informe que «poivrons, tomates, aubergines, courges, salades et autres herbes aromatiques ont pris leurs quartiers sur le toit-terrasse de la rédaction», faisant du quotidien un «journal potager». Rien que du très réjouissant.
Reste à réfléchir sur les registres de l’action. La ritournelle du «penser global, agir local» se doit d’être analysée. Les plantages urbains, les actions de «plogging», les communautés d’autoconsommateurs de courant photovoltaïque, tout ce qui entraîne et stimule la réflexion et la participation de proximité, c’est indispensable. Il faut un ancrage dans le concret et dans le quotidien des gens, là où chacune et chacun peut contribuer à la conscience et à l’action environnementale.
Mais les petits ruisseaux ne font pas toujours les grandes rivières. La métaphore hydraulique module sur une articulation logique qui ne fonctionne pas: les phénomènes en jeu sont planétaires, et agir local n’est pas agir global. Croire à une possible agrégation des actions locales et s’en tenir là, c’est prendre pour un bateau de sauvetage l’orchestre qui jouait pendant le naufrage du Titanic. L’action systémique nécessaire peut ne pas être l’addition des actions locales, si admirables soient-elles.
Magnification du singulier
Deux effets rhétoriques majeurs viennent entretenir le malentendu. D’abord, les médias se doivent d’ancrer leurs analyses dans du «vécu». Le journalisme anglo-saxon, dont le style se mondialise, pose comme axiome les accroches en forme de témoignages. Il faut de la personnalisation – qu’elle soit celle de gens ordinaires ou de célébrités. La magnification du singulier est inhérente à la prose journalistique. Ensuite, la prose politicienne se doit, elle aussi, de faire des courts-circuits entre le proche et le lointain, entre le local et le global.
Pour ne pas m’aventurer dans la lutte partisane, je me contenterai de citer un document émanant de mon propre parti, dont l’emphase est politiquement inévitable, mais analytiquement problématique. Je viens de recevoir un courrier des Verts suisses, qui m’encourage: il serait possible de «changer le monde grâce à sa fourchette». La référence à un ustensile ménager rappelle l’adage qui évoque l’impossibilité de vider la mer avec une petite cuillère; cela en devient presque de l’auto-ironie.
Nous trions nos déchets, mais sommes des victimes des stratégies d’obsolescence programmée mises en place par les vendeurs d’équipements domestiques
Telles sont les lois du genre, inutile de s’en offusquer. Ce qu’il faut relever, c’est qu’il y a des contradictions à la fois dans le local et dans le global. Nous trions nos déchets, par exemple, mais sommes des victimes, souvent consentantes, tant des stratégies d’obsolescence programmée mises en place par les vendeurs d’équipements domestiques que des offres à bas prix pour des voyages aéronautiques éclairs.
Approche schizophrénique
Au niveau global, «la politique» n’est pas moins schizophrénique. Les Etats signent les accords de Paris, puis rechignent indéfiniment à mettre en place des mesures concrètes qui permettraient le respect des scénarios les plus modestes que ces accords exigent, en arguant que les avancées environnementales nuiraient à la compétitivité nationale.
Les caisses de pension, les compagnies d’assurances, investissent dans les énergies fossiles sous prétexte que les actions des sociétés actives dans ce secteur répondent à leurs impératifs de rentabilité. Tout en se gargarisant de développement durable et de responsabilité sociale, les multinationales dédaignent les exigences élémentaires qui figurent dans le rapport Ruggie – si pondérées qu’elles sont reprises par l’OCDE. La moindre ironie n’est pas que l’initiative sur le sujet n’est même pas sûre de passer l’obstacle des urnes.
L’engagement dans la politique institutionnelle est sans doute plus décourageant, mais pas moins indispensable, que la lutte locale et quotidienne. Pour que les légumes du Temps fassent plus qu’agrémenter les en-cas des collaboratrices et collaborateurs du journal, une action institutionnelle, dont, si aride qu’elle soit, les médias se doivent de rendre compte de manière critique, est indispensable. Le fonctionnement d’une démocratie, d’un marché et d’organisations internationales nécessite bel et bien de se projeter dans des avenirs et des espaces non immédiats. C’est tout particulièrement indispensable dans le cas de tendances lourdes, et dont les effets en termes d’inertie systémique sont à compter en générations, et non en saisons légumières ou en législatures politiciennes.
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.