Editorial

Europe: les vrais enjeux politiques d’une élection

Il se joue à Bruxelles, et dans les principales capitales européennes, des discussions d’une rare intensité politique. Jean-Claude Juncker, ancien premier ministre luxembourgeois, chef de fil du PPE (droite), premier parti du Parlement, sera-t-il le prochain président de la Commission européenne? L’homme fort de la zone euro, celui qui a désormais le soutien de son rival, l’Allemand Martin Schulz (gauche), essuie un déluge de critiques. Aux yeux des Britanniques (mais pas uniquement), il incarne la technocratie centralisatrice bruxelloise et sert d’épouvantail aux souverainistes et nationalistes. Et, pour tout dire, l’homme que continue de soutenir Angela Merkel ne soulève l’enthousiasme de personne. Dans le climat de défiance à l’égard des politiques européennes, Jean-Claude Juncker fait figure d’homme du passé.

Mais au-delà de la personne, la négociation, que les Britanniques empoisonnent à dessein, oppose deux Europe. L’une à tendance fédérale, portée par les ambitions d’un Parlement dont les pouvoirs ont été renforcés. L’autre est plus ancienne, fondatrice, c’est celle voulue par les grands pays comme la Grande-Bretagne ou la France. A l’Europe fédérale, ces Etats préfèrent une cogestion encadrée par le veto du tout-puissant Conseil européen. Le Traité de Lisbonne (2007) n’a pas osé trancher clairement les préro­gatives du Parlement ou du Conseil dans la désignation du président de la Commission, laissant volontairement ouverte l’interprétation des pouvoirs.

La non-élection de Jean-Claude Juncker serait vécue comme un affront par le Parlement et une victoire accordée au pays le moins européen dans l’âme, la Grande-Bretagne, au moment où celui-ci refait le coup du rapatriement des compétences, qui se traduisit sous Margaret Thatcher par un «rabais» budgétaire permanent.

Angela Merkel se retrouve bien malgré elle à jouer les équilibristes entre deux visions de l’Europe qui s’affrontent avec une vigueur qui ira grandissante. Car l’Europe ne peut pas rester en l’état. S’il ne faut pas exagérer le poids du président de la Commission européenne, cette élection est le signe avant-coureur d’une prochaine lutte majeure qui s’annonce sur le devenir de l’Union. Le Traité de Lisbonne, élaboré après l’échec de la Constitution, n’est probablement qu’une étape dans un processus qui ne saurait se résumer à une simple querelle de personnes. C’est la preuve que la construction européenne se remet en mouvement. Si l’on peut d’ores et déjà conclure que la Grande-Bretagne surestime sa capacité à infléchir le cours de l’histoire, on devine que le nouvel équilibre entre une plus forte intégration, indispensable dans maints domaines, et une décentralisation, tout aussi nécessaire pour ménager les sensibilités nationales, sera au cœur de la nouvelle législature.

L’issue de ce débat n’est pas négligeable pour la Suisse, pays par essence fédéral et soucieux de préserver un équilibre des pouvoirs parmi ses membres. Personne n’a oublié que c’est à Zurich que Winston Churchill s’est prononcé en faveur des Etats-Unis d’Europe mais… sans la Grande-Bretagne.