Depuis sa fondation en 1949, la République populaire de Chine a cherché à renforcer son contrôle sur les régions périphériques et historiquement non chinoises, telles que le Tibet, et le cas moins médiatisé du Turkestan oriental.

Au cours des dernières décennies, pour asseoir son autorité, le régime chinois n’a pas hésité à recourir à divers moyens économiques, politiques, mais aussi à la force et à l’encouragement à l’installation – voire à l’envoi direct et programmé – de populations han (Chinois ethniques) dans ces périphéries pour mieux les arrimer à son territoire national. Dans ces régions qui possèdent langues, cultures, organisations sociales et politiques propres, le mécontentement vis-à-vis des politiques imposées par l’Etat chinois et le questionnement de la légitimité de son autorité se manifestent continuellement jusqu’à aujourd’hui.

Le Turkestan oriental, région située dans le nord-ouest de la Chine et frontalière notamment des Républiques d’Asie centrale (Tadjikistan, République kirghize, Kazakhstan), est aujourd’hui connu sous son nom chinois de «Xinjiang», terme qui signifie «nouvelle frontière» ou «nouveau territoire». Dans ce qui est devenu officiellement la «Région autonome ouïgoure du Xinjiang» en 1955, la migration massive de Han depuis les années 1950 a totalement bouleversé l’équilibre ethnique régional. Selon les dernières statistiques officielles chinoises (2014-2015), les 11 millions de Ouïgours – la principale population autochtone de cette région – ne représentent plus que 47% de sa population contre plus de 80% en 1949, tandis que les Han en constituent désormais 40% contre environ 4% à la même date.

«Colonialisme intérieur»

Les diverses politiques orchestrées par l’Etat chinois ont amené de nombreux chercheurs spécialisés sur la question des minorités en Chine (Dru Gladney, Yvonne Yin Liu, Daniel James Schuster, Michael Clarke, Sean Roberts…) à évoquer un «colonialisme intérieur». Ces mesures étatiques ont entraîné de nombreux problèmes sociaux, économiques et politiques, et contribué à accentuer des tensions latentes depuis 1949. Après une brève période d’ouverture durant les années 1980, face au risque de contestation de son autorité, Pékin a entrepris dès le début des années 1990 de renforcer son contrôle sur les activités politiques et religieuses des populations minoritaires de la région (en particulier les Ouïgours). Cette ligne s’est renforcée dans le sillage du 11-Septembre 2001 sous prétexte de «lutte antiterroriste», puis des émeutes interethniques qui ont secoué la ville d’Urumqi (capitale de cette région) en 2009. La nomination à la tête du PCC du Xinjiang/Turkestan oriental en août 2016 de Chen Quanguo, réputé pour sa gestion autoritaire de la région autonome du Tibet, a encore contribué à accentuer la pression sécuritaire dans cette région.

Nombreux sont les Ouïgours qui se sentent discriminés dans leur propre région d’origine

Les Ouïgours en sont les principales victimes, aux côtés des Kazakhs, qui vivent aussi dans une partie de cette région. Turcophones et musulmans sunnites, ils sont bien plus proches en termes historiques, culturels, religieux et linguistiques de leurs cousins turcophones de l’Asie centrale que des Han, qui dominent le pouvoir en Chine. Du fait des politiques mises en œuvre par Pékin depuis plus d’un demi-siècle, nombreux sont les Ouïgours qui se sentent discriminés dans leur propre région d’origine, victimes des restrictions et de la surveillance extrême de leurs pratiques religieuses, de la réduction de l’utilisation, et finalement de l’interdiction de la langue ouïgoure en milieu scolaire, de l’injustice sociale et des inégalités économiques face aux migrants han… autant de facteurs qui ont nourri leur mécontentement et provoqué des heurts parfois violents, poussant même certains d’entre eux – une infime minorité, il faut le souligner – à se radicaliser.

Système généralisé de surveillance

Cette radicalisation marginale et minoritaire (mais dont l’ampleur est souvent amplifiée à dessein par le pouvoir chinois) est habilement utilisée par les autorités chinoises pour continuer d’accentuer le contrôle et la répression dans cette région. Depuis le début de l’année 2017, sous la direction de Chen Quanguo, les autorités du Xinjiang ont en effet considérablement intensifié la campagne de répression contre les Ouïgours. Elles ont mis en place, grâce aux nouvelles technologies, un système généralisé de surveillance. Dans les rues, les autorités ont par exemple installé des «commissariats de proximité» et des caméras équipées de logiciels de reconnaissance faciale dernier cri. Il s’agit de quadriller totalement l’espace public. Les contrôles de rues par la police, mais aussi la surveillance sur Internet ont été renforcés. Des visites domiciliaires organisées pour s’assurer de la «loyauté» des populations à l’égard du PCC, qui se sont souvent transformées en séjour prolongé de représentants de l’Etat au sein des familles ouïgoures, ont également été mises en place. En parallèle, une base de données ADN destinée à tous les résidents ouïgours a été créée. L’objectif est d’étiqueter et de ficher chaque résident, pour mieux traquer les «criminels». Un véritable laboratoire de société «panoptique» s’est ainsi tranquillement mis en place…

L’objectif est d’étiqueter et de ficher chaque résident, pour mieux traquer les «criminels»

Mais un nouveau cap a été franchi à partir d’avril 2017 avec la construction massive de camps de «rééducation» – appelés officiellement «centres fermés de rééducation politique» – dans toute la région. Des centaines de milliers voire jusqu’à un million de Ouïgours – mais aussi un nombre indéterminé de Kazakhs – y seraient internés. La détention ne fait pas suite à une décision de justice. Les personnes internées dans ces camps peuvent y être détenues des semaines, des mois ou indéfiniment. Certains y sont morts. Leurs crimes? Avoir séjourné ou avoir contacté des proches à l’étranger, notamment dans des pays musulmans ou des pays où il existe une importante communauté ouïgoure active; avoir une pratique visible de leur religion; avoir exprimé des doutes face à la gestion du PCC; ou tout simplement être «suspect» aux yeux de l’Etat… La «rééducation» consiste à éradiquer tout sentiment nationaliste et religieux chez les personnes détenues et à s’assurer de leur loyauté au Parti et à la Chine.

Répression étendue à la diaspora

Les autorités de Pékin justifient le recours à la détention de masse par la nécessité de lutter contre l’extrémisme religieux. Toutefois les arrestations concernent des personnes ne correspondant nullement à ce profil. Ainsi, un nombre très important de professeurs des universités ont disparu depuis mi-2017, parmi lesquels la célèbre anthropologue Rahile Dawut, l’écrivain Perhat Tursun décrit par la presse occidentale comme le Salman Rushdie chinois, des figures importantes de la société ouïgoure comme le professeur et philosophe Abdulkadir Jalalidin ou l’écrivain, essayiste Yalqun Rozi, etc. Le professeur Tashpolat Tiyip (président de l’Université du Xinjiang) et le professeur Halmurat Ghopur (vice-président de l’Université de médecine du Xinjiang) ont été condamnés à la peine de mort avec deux ans de sursis. Les artistes, les sportifs, les hommes d’affaires, les philanthropes ne sont pas épargnés non plus. La star internationale de foot chinoise Irfan Hazim, la pop star Ablajan Awut Ayup, surnommé le Justin Bieber ouïgour, le roi du doutar (instrument de musique traditionnel) Abduréhim Heyit sont également détenus depuis début 2017. La liste est encore longue.

Les Ouïgours vivant dans les pays occidentaux ne sont pas épargnés

Par ailleurs, les autorités chinoises ont étendu cette campagne de répression à la diaspora ouïgoure. En 2017, la police chinoise a demandé aux Ouïgours qui résident à l’étranger, notamment dans les pays musulmans, de revenir dans la Région ouïgoure, les menaçant d’arrêter les membres de leur famille en cas de refus. En juillet de cette année, à la demande des autorités chinoises, la police égyptienne a ainsi mené une rafle contre la communauté étudiante ouïgoure au Caire. Les Ouïgours vivant dans les pays occidentaux ne sont pas épargnés. Depuis début 2017, la police chinoise harcèle et intimide les Ouïgours de France, qu’ils soient étudiants, réfugiés ou même citoyens français, pour qu’ils envoient leurs données personnelles et professionnelles et coopèrent avec elle, les menaçant d’incarcérer leurs parents dans ces camps en cas de non-coopération.

Déportation de population hors du Xinjiang

En août 2018, les Nations unies se sont prononcées pour la libération des personnes retenues dans ces camps et la fermeture immédiate de ces derniers. Il était temps: le silence était assourdissant face à ce qui s’apparente en réalité à un ethnocide. Les autorités chinoises ont déjà mis en place des moyens radicaux pour fragiliser le peuple ouïgour: mariages interethniques forcés, destruction des cellules familiales, interdiction de l’emploi de la langue ouïgoure dans les espaces publics, disparition des enfants de détenus, retrait forcé des intellectuels de la scène publique, etc. Hormis les Ouïgours, d’autres turcophones tels que les Kazakhs et les Kirghiz sont également visés par ces mesures.

Le silence était assourdissant face à ce qui s’apparente en réalité à un ethnocide

Si la Chine a d’abord nié, puis tenté de justifier ces détentions de masse, depuis le 10 octobre 2018, elle reconnaît avoir eu recours à ces camps de concentration nommés «camps de rééducation politique». De plus, afin d’éviter d’être exposée à une éventuelle enquête internationale, tout en poursuivant sa politique de destruction de l’identité ethnique et religieuse des Ouïgours, Pékin a commencé à déporter les détenus turcophones dans des prisons situées en dehors de la Région ouïgoure, vers d’autres provinces chinoises. Cette situation est extrêmement inquiétante, et Pékin ne semble pas prêt à modifier le cours de sa politique. En effet, en réponse aux récentes condamnations adressées par l’ONU à la Chine pour sa politique au Xinjiang, le Global Times (journal contrôlé par l’Etat) n’a pas hésité à affirmer que «toutes les mesures peuvent être tentées» dès lors qu’il s’agit de préserver la «stabilité» de la Chine.

Sans plus attendre, les autorités chinoises doivent fermer ces camps et libérer celles et ceux qui y sont retenus contre leur gré, cesser tout harcèlement et intimidation vis-à-vis de la diaspora ouïgoure, et rendre compte devant les instances internationales des abus perpétrés à l’égard de ses citoyens dans et hors de ces camps.


Les signataires: Amar Nathanel (Sciences Po/CERI), Barry Lee Gregory (Université Lyon 3), Beja Jean-Philippe (Sciences Po), Bianchi Alice (Université Paris Diderot), Bonnin Michel (EHESS/CECMC), Boutonnet Thomas (Université de Strasbourg), Buffetrille Katia (EPHE Paris), Castets Rémi (Université de Bordeaux Montaigne), Courel Marie-Françoise (EPHE), David Béatrice (Université Paris 8), De Tapia Stéphane (Université de Strasbourg), Durant-Dastes Vincent (INALCO), Fabre Guilhem (Université de Montpellier 3), Frangville Vanessa (Université Libre de Bruxelles), Froissart Chloé (Université Rennes 2), Gaffric Gwennaël (Université Lyon 3), Goossaert Vincent (EPHE), Holzmann Marie (Solidarité Chine), Huchet Jean-François (INALCO), Hureau Sylvie (EPHE), Kellner Thierry (Université Libre de Bruxelles), Kernen Antoine (Université de Lausanne), Lauwaert Françoise (Université Libre de Bruxelles), Lavoix Valérie (INALCO), Le Bail Hélène (Sciences Po Paris), L’Haridon Béatrice (Université Paris Diderot/CRCAO), Loubes Jean-Paul (Ecole d’Architecture de Paris), Mijit Mukaddas (Université de Toulouse), Papas Alexandre (EHESS), Pino Angle (Université Bordeaux Montaigne), Rabut Isabelle (INALCO), Reyhan Dilnur (INALCO), Robin Françoise (INALCO), Richaud Lisa (Université libre de Bruxelles), Trebinjac Sabine (Université de Nanterre), Villard Florent (IEP Rennes), Zhang Laure (Université de Genève), Zufferey Nicolas (Université de Genève).


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