Récemment, je suis tombé sur un vieux livre consacré aux nombreux châteaux du canton de Vaud, publié au milieu des années 1980. Une photo m’a particulièrement frappé: elle montre deux hommes dans un vignoble, debout à côté d’une très grosse machine agricole. «Une machine = trente vendangeurs», indique son titre. A en juger par le texte, le message était clair: c’est un progrès technologique, et nous en sommes fiers.

Aujourd’hui, les réactions seraient bien différentes. Des titres tels que «La machine tue les emplois», «Une nouvelle ère de féodalisme» ou «L’élite met en péril la classe moyenne» en appelleraient à plus de réglementation, plus de responsabilité, plus d’éthique. Les médias regorgent d’articles sur les dangers potentiels de la technologie, tout en dénonçant la naïveté de l’optimiste technologique. Les conférences de technologies s’annoncent de plus en plus avec un «for good» dans leur intitulé pour signaler au monde qu’elles se situent du bon côté.

Quand sommes-nous redevenus des luddites? Quand avons-nous perdu confiance dans la technologie comme force du bien? La technologie, c’est le pouvoir. La technologie moderne, avec ses supercalculateurs miniaturisés, ses algorithmes intelligents et l’accès à l’ensemble du savoir mondial, est une puissance énorme. Ainsi, chaque fois qu’il y a du pouvoir, nous devons nous poser deux questions: qui a accès à ce pouvoir et quelles valeurs ce pouvoir incarne-t-il?

La pensée informatique

A mon avis, la vague actuelle de pessimisme technologique trouve son origine dans les réponses à ces deux questions. Trop de gens se sentent laissés-pour-compte, ne pouvant pas bénéficier de l’énorme puissance de la technologie. Et trop de gens voient la technologie être utilisée chaque jour à des fins directement opposées à leurs valeurs, telles que la dignité du travail, l’équité de la démocratie ou le droit à l’autodétermination. Rien d’étonnant que la technologie moderne ait souvent mauvaise réputation.

Il n’y a qu’une seule solution à ce problème: nous – et cela signifie tout le monde – devons devenir maîtres de la technologie. Ce n’est que lorsque nous maîtrisons la technologie que nous pouvons l’utiliser dans notre propre intérêt. Ce n’est que lorsque nous maîtrisons la technologie que nous pouvons construire les outils qui reflètent nos valeurs. Et ce n’est que lorsque nous maîtrisons la technologie que nous avons les capteurs nécessaires pour voir, suffisamment tôt, quand elle commence à aller dans la mauvaise direction.

Trop de gens voient la technologie être utilisée à des fins opposées à leurs valeurs, telles que la dignité du travail, l’équité de la démocratie ou le droit à l’autodétermination

Winston Churchill a astucieusement observé que «nous façonnons nos bâtiments et ensuite nos bâtiments nous façonnent». Dans le même esprit, nous façonnons nos outils technologiques et ensuite nos outils technologiques nous façonnent. C’est pourquoi je suis horrifié quand je vois des gens qui prétendent que tout le monde ne devrait pas apprendre à programmer. C’est pourquoi je suis consterné par le fait qu’en 2018, la programmation, la pensée informatique et la compétence numérique ne sont toujours pas des matières enseignées dans chaque école à chaque enfant. C’est pourquoi je suis découragé de constater à quel point la technologie, par rapport à d’autres sujets, fait rarement l’objet de débats au niveau politique.

Le côté laid de la technologie

Mais les actes parlent plus fort que les mots. L’année dernière, l’EPFL a lancé l’EPFL Extension School, dans le but d’enseigner les compétences numériques appliquées – des bases de l’internet à l’intelligence artificielle – à tous ceux qui sont prêts à faire l’effort, sans prérequis académiques. L’éducation en ligne est le seul moyen d’apporter des compétences technologiques à une grande partie de la population en peu de temps, ce qui est nécessaire pour combler le retard. Et une fois ce retard rattrapé, je rêve d’un avenir où des centaines de milliers de personnes sont engagées dans un processus d’apprentissage tout au long de la vie, afin que leur maîtrise de la technologie progresse aussi rapidement que la technologie elle-même.

Dans cet avenir, il sera beaucoup plus facile de façonner la technologie de manière à ce qu’elle reflète nos valeurs. Aujourd’hui, l’écart de temps entre l’émergence d’une technologie et notre capacité de la réglementer de manière à maximiser les possibilités tout en minimisant les risques est beaucoup trop long. C’est pendant cette période que le côté laid de la technologie s’installe et cause des dommages. Lorsque la population et les autorités sont au fait de la technologie, nous pouvons réduire cet écart et façonner rapidement de nouvelles technologies avant qu’elles ne nous façonnent.

A cet égard, la Suisse a une carte importante à jouer. Nous sommes le foyer de la démocratie directe, de la neutralité et de nombreuses organisations internationales dont nous partageons les valeurs. Bien sûr, la technologie peut être utilisée pour saper ces valeurs; par des robots qui influencent nos opinions, des cyberattaques qui menacent nos infrastructures ou une surveillance de masse qui mine nos libertés civiles. Mais la même technologie, si nous la façonnons de manière appropriée – pour autant que nous ayons les compétences pour le faire –, peut être utilisée pour renforcer ces valeurs… au service de l’humain.


Pour approfondir la question:

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