opinion
Le Conseil fédéral a mis en consultation un projet de révision partielle de deux lois fiscales concernant la garde des enfants. Un geste bienvenu mais insuffisant, estime Valérie Junod, professeure associée à HEC Lausanne

Avoir un bébé, c’est très vite se poser la question de sa garde. Certaines familles estiment que le bien du jeune enfant consiste à rester à la maison avec un parent, généralement la mère. D’autres familles n’ont pas le choix de faire garder leur enfant, car elles ont besoin des deux salaires. Pour beaucoup, il s’agit de trouver le meilleur équilibre entre les besoins des uns et des autres. Dans cette recherche d’équilibre intervient souvent la question fiscale de la déduction des frais liés à la garde de l’enfant.
Le 5 avril dernier, le Conseil fédéral a mis en consultation un projet de révision partielle de deux lois fiscales. Sa proposition a pour but d’augmenter le montant maximal des frais de garde d’enfants (jusqu’à 14 ans) qui peuvent être déduits du revenu du contribuable, faculté qui existe dans son principe depuis 2011.
Aujourd’hui, pour le calcul de l’impôt fédéral direct, le montant maximal que le ou les parents peuvent déduire est de 10 100 francs par enfant. Pour le calcul de l’impôt genevois sur le revenu, la déduction maximale n’est que de 4031 francs. Dans tous les cas, le contribuable doit prouver la réalité des frais de garde et leur nécessité pour l’acquisition de son revenu (par opposition à des frais destinés à améliorer le simple bien-être).
Avec le projet proposé, le plafond de la déduction passerait à 25 000 francs pour l’impôt fédéral et devrait atteindre au minimum 10 100 francs pour les cantons, lesquels resteraient libres d’aller au-delà ou de ne fixer aucun plafond. L’objectif du Conseil fédéral est d’encourager la participation des femmes au marché du travail. Le gouvernement anticipe que la perte fiscale directe sera à terme compensée par une augmentation des revenus imposables, tant des parents qui travailleront davantage que des tiers qui garderont leurs enfants.
Le cas de Genève
Le rapport du Conseil fédéral part néanmoins du principe que le seuil actuel de la déduction n’est guère problématique, le nombre de familles pour lesquelles les frais de garde excèdent ces 10 100 francs étant «plutôt faible». Comme seul chiffre, il cite le canton de Berne, où seulement 1,47% des familles avec des enfants de moins de 14 ans excède le plafond fédéral.
L’objectif du Conseil fédéral est d’encourager la participation des femmes au marché du travail
Cette appréciation du Conseil fédéral devrait susciter l’étonnement des familles genevoises. Un récent rapport de l’Observatoire cantonal de la petite enfance révèle que près de 15 000 familles genevoises ont des enfants en âge préscolaire qu’elles confient à des tiers. Or, selon un rapport de 2016 du Service genevois de la petite enfance, il n’existe que 2700 places à plein temps dans les crèches subventionnées de la ville (pour 8394 enfants d’âge préscolaire), chiffre auquel s’ajoutent 2400 places dans les crèches subventionnées des autres communes (pour respectivement 12 471 enfants). Le nombre de places en crèche privée est quant à lui négligeable. Même en tenant compte des familles qui font garder leurs enfants par des tiers, la disponibilité en crèche à plein temps reste d’environ une place pour trois enfants; s’agissant uniquement des demandes de places en crèche adressées à la Ville de Genève, un peu moins d’une famille sur deux obtient satisfaction.
Coût d’une place en crèche
Les familles qui ont la chance de recevoir une place en crèche publique bénéficient d’un important subventionnement étatique: le coût réel de la place à plein temps excède les 40 000 francs par an, alors même que les familles les plus fortunées en ville de Genève ne versent «que» 18 000 francs.
Pour la majorité des familles qui n’ont pas cet avantage, la situation est encore plus difficile. Une place en crèche privée coûte autour des 30 000 par an; la pénurie y sévit également. Engager une nounou a un coût quasi prohibitif si l’on tient compte des minimums sociaux obligatoires. Le salaire minimal d’un plein-temps commence à 3756 francs. Si l’on ajoute les charges sociales obligatoires pour l’employeur, la famille paiera par an plus de 50 000 francs. Evidemment, l’hypothèse ici décrite n’aborde pas le tabou du travail «au noir».
Des chiffres plus réalistes
Dans ce contexte, il n’est guère étonnant qu’un membre de la famille, le plus souvent la mère, décide de ne travailler qu’à temps partiel. A Genève, seulement 10% des femmes ayant des enfants de moins de 4 ans travaillent à temps plein (mais 42% des mères bénéficiant d’une place en crèche!). Tant que les autorités politiques ne reconnaissent pas le coût démesuré de la garde des enfants en Suisse, de trop nombreuses femmes continueront de sacrifier leur intégration sociale et professionnelle aux intérêts financiers de leur famille. De surcroît, tous modes de garde confondus, 46% des familles avec enfants en bas âge font face à des frais de garde excédant le seuil actuel de 10 100 francs par an. Le plafond de la déduction n’est donc pas uniquement un enjeu pour quelques riches privilégiés.
Dès lors, si le projet de révision du Conseil fédéral est à saluer, on aurait aimé qu’il cite des chiffres plus réalistes. On aurait aimé qu’il tienne pleinement compte de la réelle capacité contributive des parents et, par conséquent, qu’il admette intégralement la déduction des frais de garde, ceux-ci étant indispensables à l’acquisition du revenu.
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.