Opinion
Si débloquer un téléphone sur demande judiciaire légitime ne pose pas vraiment problème à Apple qui semble d’ailleurs y avoir procédé près de 70 fois depuis 2008, il n’en va pas de même de l’écriture d’un nouveau programme destiné à faire sauter des verrous de sécurité

La tuerie de San Bernadino révèle de nouvelles lignes de fractures dans le débat mondial sur le chiffrement des données.
Pour rappel, lorsque cette fonctionnalité est activée par l’utilisateur, un iPhone verrouillé efface automatiquement les données qu’il contient après dix vaines tentatives d’introduire un mot de passe correct. De quoi donner des sueurs froides aux enquêteurs américains qui ne peuvent dès lors «bruteforcer» la protection (tenter de deviner le code en tentant un maximum de combinaisons possibles en un minimum de temps).
Bill Gates crée la surprise
Dernier coup de théâtre en date: tandis que les patrons de Facebook, Google, Whats’app et Twitter se sont rangés assez naturellement en ordre de bataille derrière Apple dans son bras de fer avec le FBI, le milliardaire Bill Gates a créé la surprise en indiquant soutenir la démarche de l’agence fédérale américaine.
Dans une période aussi troublée par le terrorisme, il est vrai que l’attitude d’Apple a – prima facie – de quoi surprendre: pour quel motif la firme à la pomme a-t-elle décidé de ne pas apporter son concours à ce que la Maison blanche va jusqu’à qualifier de «priorité nationale»? A en croire l’explication officielle, il s’agirait de ne pas créer de précédent.
Un argument récemment balayé par Bill Gates dans une interview accordée au Financial Time: «Ils ne demandent pas un accès général, mais une aide sur un cas particulier. […] Il s’agit des mêmes enjeux que le droit de demander des informations à un opérateur télécom, ou des relevés de carte bancaire […] C’est comme si la banque avait entouré son serveur de stockage d’un ruban et disait "ne me faites pas couper le ruban, sinon vous allez me forcer à le couper de nouveau après"».
C’est toutefois avec grande circonspection que la position de l’influent ancien patron de Microsoft, le rival historique d’Apple, doit être examinée.
Une réalité plus subtile
Techniquement, Bill Gates semble en effet entretenir un certain malentendu quant à la demande du FBI: à Apple qui prétend que le FBI souhaiterait se ménager une porte dérobée («backdoor») qui lui permettrait d’accéder aux données stockées sur d’autres iPhones que celui en cause dans la tuerie de San Bernardino, il rétorque qu’il ne s’agirait que d’une demande visant un cas particulier, à l’instar de ce qui contraint les opérateurs téléphoniques à livrer les données d’un utilisateur dans le cas d’une enquête pénale.
La réalité est plus subtile: si débloquer un téléphone sur demande judiciaire légitime ne pose pas vraiment problème à Apple qui semble d’ailleurs y avoir procédé près de 70 fois depuis 2008, il n’en va pas de même de l’écriture d’un nouveau programme destiné à faire sauter des verrous de sécurité, objet du refus catégorique d’Apple.
Depuis l’introduction, en 2014, de son système d’exploitation iOS 8, il n’est techniquement plus possible pour Apple de déverrouiller l’un de ses appareils, d’où la demande du FBI de lui concocter un programme permettant de contourner le dispositif de sécurité.
Ce qu'Apple ne veut pas
Si certains commentateurs soutiennent pleinement la position d’Apple en excipant du fait qu’un outil destiné uniquement au téléphone concerné n’est pas concevable et que la clé anglaise électronique que le FBI réclame serait au fond un outil pérenne et utilisable à loisir par l’agence américaine, d’autres anciens du renseignement sont d’un avis contraire et proposent même que le téléphone visé soit «craqué» directement par Apple, dans ses laboratoires, hors la vue des officiels américains, et que le téléphone soit ensuite détruit par la marque, ce qui permettrait de concilier les intérêts divergents du renseignement, en lui transmettant l’ensemble des données qu’il contient, et de la célèbre marque américaine, en ne livrant pas le dispositif sollicité par le FBI.
Quelque soit la suite qui y sera donnée, cette affaire illustre une fois encore les vents contraires qui soufflent sur le débat du chiffrement. En période calme, les citoyens sont plutôt enclins à protéger au maximum leur vie privée en limitant toute intrusion étatique dans leur patrimoine informationnel. A l’inverse, lorsque la terreur les frappe, ces mêmes citoyens réclament alors de l’Etat, et notamment des services de police et de renseignement, une efficacité opérationnelle que le chiffrement vient précisément contrarier.
Notons enfin que la question du chiffrement a aussi des implications concrètes en France puisque certains des téléphones portables saisis dans le contexte des enquêtes liées au 13 novembre 2015 n’ont toujours pas pu être déchiffrés à ce jour. Le débat, à l’évidence, ne fait que commencer.
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