Un haut lieu d’émotion
Il n’y a pas de sang dans les histoires de Yudit Kiss, le drame survient en mots simples, inoffensifs et même plats comme s’il allait de soi qu’il survienne: «Ils arrivèrent armés de couteaux, de barres de fer et de fusils. Il fallait partir et partir vite.» Le temps est rétréci au rythme des contes dont il faut accélérer la suite avant que l’enfant s’endorme: «les années passèrent, la jeune femme se maria». La fin, allegro ma non troppo, relâche les circuits nerveux: «Elle prit sa grande main tremblante dans ses petites mains desséchées et le regarda droit dans les yeux. Puis, doucement, ils rentrèrent dans la maison.»
Avec la sagesse d’une conteuse qui aurait son permis de conduire en neurosciences, Yudit Kiss maîtrise la distribution des substances chimiques qui déclenchent l’empathie. Genève devient par elle un haut lieu d’émotion: on ne regarde plus une étrangère assise dans un tram sans imaginer son «il était une fois».
«Il était une fois une petite fille qui grandissait dans un village au bord d’une rivière. Elle aimait contempler les arbres qui dansaient dans le vent.»
«Sur les rives du lac Léman vit une femme avec ses deux enfants qui ont grandi avec un vide à la place de leur père. Ils ne chercheront pas le bonheur au bord de la Drina.»
«Au début de cette histoire, il y avait une mère qui voulait absolument apprendre à ses enfants à prononcer le mot œuf comme il faut.»
«Il était une fois une grande famille de commerçants en Inde…»
Le quartier des naufragés du monde
Toutes ces vies genevoises ont un commencement ailleurs, dans une autre langue, sous un autre paysage qu’il a fallu quitter ou fuir. Elles sont de passage aux Pâquis, où vit Yudit Kiss, un quartier tard venu dans la planification de la ville dans lequel les naufragés du monde partagent leur détresse et leurs espoirs, derrière les grands hôtels qui monopolisent la vue du lac. Femmes avec enfants, sans enfants, femmes blessées, réparées, consolées comme il est possible. Femmes de tous horizons auxquelles l’auteur fait dire: «Les hommes aiment que les femmes soient fortes pour pouvoir leur déléguer leurs responsabilités. Ou bien ils les aiment faibles pour pouvoir les dominer. La combinaison de la force et de la fragilité les irrite particulièrement. Que faire?»
La Lessive et autres histoires de femmes migrantes , de Yudit Kiss, Editions d’en bas, 2017.
Chroniques prédédentes:
Le peuple a dit. Qu’est-ce qu’il a dit, déjà?Plus t’as faux, plus t’es richeLes cloches de Chaussy