En effet, depuis 2000, les programmes de l’ONU pour la prévention et les sorties de guerre sont pensés pour y intégrer les femmes. Les pays européens ont repris la résolution 1325 dans leurs propres programmes et permettent également aux femmes de servir dans l’armée. Mais on fait le constat d’un certain échec: la présence accrue des femmes n’a pas amené de changements structurels substantiels au sein des armées qui restent un milieu d’hommes.
La Suisse ne fait pas exception. Viola Amherd, conseillère fédérale à la tête du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports, multiplie les projets pour davantage d’égalité entre hommes et femmes dans l’armée. Si sa démarche est clairement assumée comme féministe, elle n’est pas la première à requérir une plus grande présence féminine. Guy Parmelin voulait déjà enrôler plus de femmes dans l’armée en 2016, moins par volonté d’égalité que pour lutter contre les carences en personnels militaires. A se demander si, comme c’est le cas pour de nombreux autres projets en faveur de davantage de diversité, il faut être en situation de pénurie pour aller de l’avant avec leur mise en place.
Cependant, malgré un discours porté sur l’inclusivité, les projets d’intégration des femmes se heurtent à de nombreux blocages culturels propres aux sociétés européennes. Je n’en citerai que deux:
- Le monde militaire se construit autour d’une pratique, celle de faire la guerre, et donc d’infliger des violences, ce qui, dans l’imaginaire collectif, exclut d’emblée les femmes. Ce premier blocage, ancien, s’inscrit dans le rapport entre femmes et reproduction: comme ce sont les femmes qui donnent la vie, ce serait une abomination qu’elles l’enlèvent. C’est ainsi la négation de la possibilité qu’elles soient aussi vectrices de la violence et pas uniquement qu’elles en soient victimes.
Certes, on admet la présence de femmes combattantes, mais cela reste l’exception, une transgression. Si les femmes sont présentes dans l’armée – et elles le sont, mais invisibilisées –, c’est pour remplir des tâches dites «féminines», qui consistent à prendre soin des autres. Avant d’avoir des postes d’engagées, elles étaient lavandières ou cuisinières, toujours traînant derrière elles une réputation de mauvaises filles. Puis elles furent infirmières. Non sans scandale pour les pionnières, comme le prouve le cas de Florence Nightingale et ses filles de la haute société britannique durant la guerre de Crimée (1853-1856). Que des souillons aient à toucher des corps masculins blessés et parfois dénudés, certes, cela peut être admis, mais pas pour des femmes dites «honorables».
Encore peu d’armées acceptent les femmes aux postes de combat. Ce sont d’ailleurs souvent des décisions récentes et pas forcément mises en pratique. On l’observe dans des armées intervenant dans des conflits où la ligne de démarcation entre le front et l’arrière a disparu et ne peut plus être justifiée, les gens de l’arrière se retrouvant aussi à l’avant. Ou dans des armées qui ne sont pas confrontées aux zones de combat, comme l’armée suisse.
2- Le second blocage, c’est que la caserne reste le lieu de la production d’un idéal militaro-viril par excellence. Ce modèle est construit au moment du développement de la Nation durant le XIXe siècle pour forger le citoyen qui devient alors citoyen-soldat. Le modèle est puissant et s’insère dans toutes les couches de la population dès le plus jeune âge, car il doit convaincre de jeunes hommes en pleine santé d’aller se faire tuer pour leur patrie. C’est le soldat fort, viril, le «vrai» homme, qui, au péril de sa vie, protège les plus faibles – dans l’ordre les femmes, les enfants et les vieillards. Celui qui supporte la violence, infligée ou reçue, maîtrisant parfaitement ses émotions, tues en faveur du sens du devoir à accomplir. Durant tout le XXe siècle et jusqu’à nos jours, les conflits sanglants et meurtriers ont mis à l’épreuve ce modèle; les armées combattantes ayant à faire face à une vague de «blessés de l’âme», souffrant de troubles de stress post-traumatique (TSPT), selon la nomenclature actuelle. Le modèle a ainsi été revisité en incluant la possibilité de la faiblesse du soldat et de la présence des femmes. L’armée suisse, elle, n’a pas connu cette expérience du feu, ce qui a pour effet en quelque sorte de «fossiliser» son modèle militaro-viril qui fait référence à une période où l’intégration des femmes dans l’espace public n’était même pas pensable.
La situation actuelle où la guerre est à nouveau à notre porte avec son cortège de peurs montre à quel point il est difficile de passer outre ces stéréotypes. Et combien les efforts des dernières décennies n’ont apporté que peu de changements structurels dans le monde militaire. Des initiatives voient le jour afin d’augmenter les effectifs féminins dans les armées, en particulier en Suisse. Mais plus de femmes ne signifie pas pour autant plus d’égalité. Ce n’est qu’en s’attaquant au nœud du problème, c’est-à-dire aux stéréotypes culturels qui enferment les individus dans des rôles genrés, que l’armée cessera d’être un milieu homosocial hostile aux femmes.
Magali Delaloye est historienne. Ses recherches portent sur l’expérience de guerre dans une perspective de genre. Elle est l’autrice, entre autres, d’une thèse de doctorat intitulée «Des moustaches et des jupes: rapports de genre au sein du cercle du Kremlin sous Staline (1928-1953)»