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La fin de la supériorité militaire occidentale

OPINION La supériorité militaire des Etats-Unis liée à la qualité des armements est en train de s’effriter, estime le chercheur du Center for Security Studies de l’EPFZ Michael Haas. Et les Européens vont devoir prendre en main leur sécurité

Soldats de l’armée américaine près de Mossoul, Irak, 2008. — © Maya Alleruzzo/AP Photo
Soldats de l’armée américaine près de Mossoul, Irak, 2008. — © Maya Alleruzzo/AP Photo

A partir de la fin des années 1970, les Etats-Unis et leurs alliés ont opéré une révolution dans le domaine des technologies militaires insufflée par les prémices de la transformation numérique. Cette primauté technologique que l’Occident a réussi à établir a eu des répercussions majeures sur l’ordre international. Dans les années 1980, l’intensification de la concurrence sur le front des forces conventionnelles avancées a précipité la chute de l’Union soviétique. Depuis, les capacités occidentales héritées des programmes de défense de la fin de la guerre froide favorisent une répartition des pouvoirs autour des Etats-Unis, entretiennent les alliances en place et permettent des interventions militaires. Or, cette supériorité liée à la qualité des armements est en train de s’effriter.

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Pour comprendre les raisons de ce déclin, il faut se pencher sur les tendances de fond de notre époque et sur l’évolution des paramètres qui gouvernent l’innovation technologique. La montée en puissance des économies non occidentales en général, et de la Chine en particulier, permet un rééquilibrage des forces jusque dans l’arène militaire. En parallèle, les innovations technologiques qui favorisent les progrès de l’armement sont de plus en plus issues de processus de recherche et développement (R&D) civils. Les financements provenant essentiellement du secteur privé, les gouvernements ne maîtrisent plus guère la diffusion des technologies au-delà des frontières nationales.

Le cas de Taïwan

Alors que la Chine, la Russie et d’autres acteurs non occidentaux déploient toutes les méthodes de renseignement possibles pour siphonner les connaissances qui les intéressent, des démarches bien plus simples conduisent aujourd’hui aux mêmes résultats: investissements étrangers, fusions et acquisitions, projets technologiques communs, échanges étudiants internationaux… Les technologies qui détermineront les prochaines avancées militaires sont, en grande partie, beaucoup plus accessibles qu’auparavant. De fait, l’intelligence artificielle, l’informatique quantique, les biotechnologies, les nanomatériaux et la fabrication additive sont des secteurs commerciaux dominés par des acteurs civils.

Après une hausse de 750% du budget de la défense chinois et des mesures ciblées pour contrebalancer l’avantage des Etats-Unis, la donne a changé

Cette perte de supériorité est déjà manifeste. Le cas de Taïwan, qui reste un sujet brûlant pour l’Armée populaire de libération chinoise (APL), en est une bonne illustration. Lors de la dernière crise du détroit de Taïwan en 1996, l’APL mesurait parfaitement son impuissance face à l’intervention américaine. Mais après une hausse de 750% du budget de la défense chinois et des mesures ciblées pour contrebalancer l’avantage des Etats-Unis, la donne a changé. En 2010, d’après une étude réalisée par un grand think tank américain, les Etats-Unis auraient eu besoin de déployer dix fois plus de moyens militaires qu’en 1996 pour aider Taïwan. En 2017, l’étude concluait que, dans bon nombre de scénarios, les Etats-Unis n’avaient plus les moyens de contrer une invasion chinoise dans un délai suffisant ou à un coût acceptable. Cette évolution tient essentiellement aux progrès impressionnants réalisés par la Chine en matière de missiles air-air, missiles sol-air et autres munitions à guidage de précision. La principale différence entre ces technologies et la prochaine génération d’armes avancées est que la Chine n’aura plus 25 ans de retard à combler et sera d’emblée capable de rivaliser sur un pied d’égalité. Le rééquilibrage militaire ne pourra donc aller qu’en s’accélérant.

L’Europe doit prendre en main sa sécurité

Les possibilités des démocraties occidentales pour contrebalancer cette tendance sont limitées. Après des années de naïveté face au modèle économique chinois, beaucoup de gouvernements occidentaux commencent à ouvrir les yeux: les connaissances critiques sur lesquelles reposent leur sécurité nationale et leur compétitivité économique leur échappent à un rythme alarmant. Dans bon nombre de cas, il n’est plus possible d’empêcher le transfert de connaissances touchant à la sécurité sans porter atteinte à l’économie civile. Les restrictions nécessaires doivent donc être formulées avec une grande subtilité. Et l’attentisme de nombreux gouvernements européens face au problème sera de plus en plus intenable.

Les Etats-Unis ont largement les moyens de conserver leur avance militaire dans les domaines clés. Mais, par rapport au budget global de la défense, les investissements américains dans le secteur militaire sont insuffisants. Cette situation appelle l’Europe à prendre davantage en main sa sécurité. Elle offre également à l’industrie européenne la possibilité de se positionner judicieusement sur le marché des technologies militaires de pointe. Il reste à voir si les Européens se montreront capables d’adopter une telle approche.

Cet article est un résumé d’une contribution au Strategic Trends 2019 du Center for Security Studies, paru le 12 avril.