Les fantômes existent. C'est une évidence pour les physiciens. Qui ont déjà passé à la question suivante, cruciale: quelle est leur masse? Pour le savoir, encore faut-il les voir apparaître. Les hommes ont donc construit pour leurs sujets d'étude deux cavernes en guise de manoirs à hanter, l'une au CERN, à Meyrin, l'autre près de Rome. En détectant leur passage de l'une à l'autre à travers l'épais mur de croûte terrestre qui sépare les deux sites, les scientifiques espèrent, dès juillet, établir le profil pondéral de ces fugaces créatures qu'ils traquent depuis 1930: les neutrinos.

Dans les bestiaires des particules élémentaires, ces corpuscules sont les plus mystérieux. Depuis l'espace, il en «pleut» sur Terre 65 milliards par cm2 et par seconde. Mais, électriquement neutres, ils traversent l'atmosphère, la terre, nos corps, bref toute matière en n'interagissant que très rarement avec elle, et sans dommage. D'où l'étiquette de «fantôme» collée dans le dos de ces insaisissables et minuscules énergumènes de la physique.

- Trois frères caméléons

Non content d'imiter Casper, les neutrinos jouent aussi les caméléons. La famille qu'ils forment contient en effet trois représentants – trois «saveurs» diront les scientifiques: les neutrinos-électron, les neutrinos-muon et les neutrinos-tau. Facétieux, ces trois frères ont la capacité de prendre en un tour de main les caractéristiques l'un de l'autre. Ce processus de mutation, connu sous le nom d'oscillation, n'a été observé qu'en 1998 au Japon, dans le détecteur Super-Kamiokande. Un premier succès aux implications monumentales: si les membres de cette fratrie parviennent à se métamorphoser ainsi, c'est qu'ils doivent avoir une masse, si infime soit-elle, certifient les physiciens! Voilà un retentissant coup de catapulte dans le Modèle Standard, l'échaffaudage théorique sur lequel est bâtie la physique depuis des décennie, et qui postulait que ces particules ne pesaient rien...

- Deux grandes énigmes

Quantifier cette masse, estimée à un millionième de celle de l'électron, permettrait aussi de réévaluer deux énigmes de la cosmologie. Selon la première, l'Univers contiendrait de 5% de matière ordinaire (la Terre et ses habitants, les étoiles, les planètes, etc...), le reste étant composé de cette invisible matière sombre (pour 25%) et de la très abstraite énergie sombre (70%). Vu l'abondance des neutrinos, le fait qu'ils aient une masse pourrait expliquer où est passée une partie de ces 95% de masse inconnue, même si les scientifiques s'accordent à dire que la portion du déficit ainsi comblé n'est pas prépondérante.

Plus capital, par contre le rôle qu'auraient joué ces particules dans la disparition de l'antimatière et la conservation de la matière, dont est notamment faite ce journal. Peu après le Big-Bang, ces deux entités existaient en quantité égale. Pourquoi diable ne trouve-t-on aujourd'hui plus trace de la première?

- Gymkhana pour particules

Répondre à ces questions suppose d'abord d'obtenir une image plus précise des neutrinos, de leurs oscillations et de leur masse. C'est l'objectif de l'expérience CNGS, qui débutera le 10 juillet, et pour laquelle les physiciens ont imaginé un astucieux gymkhana pour particules.

Tout commence dans le Super-Proton-Synchroton du CERN, l'un des dispositifs annulaires du Laboratoire européen de recherche nucléaire situés sous-terre près de Genève. «Des protons y sont accélérés à des énergies phénoménales, avant d'être dirigés contre une cible de graphite», explique Konrad Elsener, chef du projet. De cette collision surgit un faisceau d'autres particules élémentaires, des pions et des kaons. Celles-ci ont la fâcheuse mais utile tendance à manquer de stabilité: elles se désintègrent pour engendrer un muon et un de ces fameux neutrinos, un neutrino-muon dans ce cas-là.

Pour que cette désagrégation se produise dans des conditions optimales, les physiciens ont adjoint un tube sous-terrain large de 2,5 m, long d'un kilomètre et vidé de son air. Un ouvrage de génie civil qui a d'ailleurs grevé le budget de ce projet estimé à 75 millions de francs. Une fois sortis de ce boyau géant, le faisceau file en droite ligne vers le Gran Sasso. A travers la croûte terrestre, ces passe-muraille corpusculaires que sont les neutrinos n'ont besoin que d'une fraction de seconde pour atteindre ce laboratoire situé lui aussi en profondeur, à 120 km à l'est de Rome, et qui abrite l'expérience OPERA, immense filet à particules de 1800 tonnes.

- Sandwich de plomb

«Dans le flux des neutrinos-muon, nous espérons attraper ceux qui, durant ce trajet de 732 km, se seront métamorphosés en neutrinos-tau», explique Yves Declais, coordinateur de l'expérience. Cette différence de «saveurs» devrait alors permettre de calculer leur masse. Mais la partie n'est pas gagnée d'avance.

«Presque un milliard de milliard de neutrinos-muon seront produits chaque jour au CERN», avance Konrad Elsener. Vu la propension de ces particules à jouer l'Arlésienne, les physiciens estiment toutefois qu'ils ne détecteront par année pas plus de deux de leur faux-jumeaux, les neutrinos-tau! Et comble de complexité, ces derniers sont les plus difficiles à déceler. Un instrument aussi robuste que précis a donc dû être mis au point. «Notre «filet» se compose de 200 000 briques qui sont autant de mille-feuilles de plusieurs couches de plomb et d'une émulsion spéciale», détaille Yves Declais, qui estime que 15 à 20 de ces neutrinos-tau devraient au total se dévoiler durant les dix ans que devrait durer l'expérience.

- Star du XXIe siècle

Les physiciens ont toutefois bon espoir de trouver ces minuscules aiguilles dans les bottes de données glânées. Début avril aux Etats-Unis, les responsables de l'expérience-soeur Minos, conçue pour étudier statistiquement ces oscillations, a bien observé la même métamorphose.

Ailleurs en divers endroits du monde, plusieurs gigantesques détecteurs visent à détecter et mieux étudier les neutrinos provenant de l'espace. Selon Yves Declais, «toutes ces expériences sont complémentaires». La passion des milliers de chercheurs, qui comme lui participent à cette aventure scientifique, fait en tout les cas du neutrino, avec le boson de Higgs que devra révéler le futur acclérateur LHC du CERN, l'une des deux stars de la physique de ce début de siècle.

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.