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Selon Jacques Neirynck, la vision du Conseil fédéral en matière de formation continue se limite pratiquement à une lutte contre l’illettrisme, à en croire le projet qu’il soumettra au Conseil national la semaine prochaine. Alors qu’il faudrait une politique volontariste qui permette à tout un chacun de maintenir et de développer ses connaissances tout au long de la vie
Une enquête récente de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie révèle que les entreprises recourent à la main-d’œuvre étrangère dans la proportion de 26%, parce que celle-ci est mieux formée que les travailleurs suisses ou parce qu’elle possède des compétences inexistantes en Suisse. En d’autres mots, la formation des hautes écoles helvétiques est certes excellente, mais elle ne mobilise pas suffisamment d’étudiants dans une classe d’âge (faute de bourses) et elle comporte des lacunes. Il suffit de se référer à la révolution numérique qui continue à progresser pour comprendre que l’évolution rapide des techniques requiert une mise à jour continuelle des connaissances.
Bien que manque ce rouage à la formation en Suisse, le parlement risque de ne pas le mettre en place pour plusieurs années, à cause de la conception étriquée de l’administration fédérale. Le 11 décembre durant cette session parlementaire, le Conseil national discutera de la proposition de loi du Conseil fédéral sur la formation continue. Il s’agit d’un texte réduit à sa plus simple expression, «svelte» selon la volonté du Département de l’économie, insuffisant de l’avis d’une importante minorité de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture qui eut à connaître de ce concept.
Dès l’article 5, la loi précise imperturbablement que «la formation continue relève de la responsabilité individuelle», tandis qu’une importante minorité de la commission a considéré qu’elle relève tout autant, sinon davantage, de celle des employeurs et des pouvoirs publics. Car que peut faire un employé isolé si son patron ne lui accorde pas de congé aux fins de formation et si les pouvoirs publics n’organisent pas et ne financent pas celle-ci? Pourquoi la formation initiale est-elle à charge de la société et sa mise à jour serait-elle à celle de l’individu, sinon parce que les pouvoirs publics refusent de la subventionner? On sait du reste que les travailleurs les mieux qualifiés au départ sont aussi ceux qui recourent le plus à la formation continue, parce qu’ils ont une position de cadre, que l’entreprise est sensible à leur qualification et qu’ils disposent de temps et d’argent.
Toujours selon le Département de l’économie, le champ d’application de la formation continue ne concerne que les étrangers, les handicapés, les personnes peu qualifiées, les femmes (?), bref les éclopés de la société. Non sans peine, la commission du National est parvenue à y ajouter l’objectif le plus important et le plus évident de toute formation continue: «maintenir la qualification professionnelle tout au long de la vie». Le Conseil fédéral, qui n’y avait pas songé, s’y est opposé et la droite unanime de la commission s’est érigée en minorité pour biffer ce qu’elle considère comme une incongruité.
Or, la Suisse, pays de natalité insuffisante pour maintenir sa population, devra impérativement prolonger la durée de la vie professionnelle au-delà des 65 ans de rigueur actuellement. Cependant, on constate que l’âge moyen de prise de pension se situe déjà entre 62 et 63 ans, parce que les employeurs rechignent à engager des travailleurs âgés. On peut au moins admettre que l’obsolescence de leur formation constitue un des facteurs de cette discrimination, même si la charge salariale plus importante que pour les travailleurs débutants en constitue un autre. Il serait donc judicieux de maintenir la qualification professionnelle tout au long de la vie active par une politique volontariste de recyclage, organisée et financée au niveau national. L’investissement financier dans la formation viserait à compenser la charge représentée par les mesures de sécurité sociale, qui jouent automatiquement pour les retraites anticipées, ne serait-ce que par un recours fallacieux à l’AI.
Enfin, un dernier indice de la pusillanimité du Département de l’économie se retrouve dans la définition des compétences de base de l’adulte. Selon l’administration, la lecture, l’écriture et les mathématiques élémentaires suffisent, tandis que la droite a proposé de biffer la maîtrise des technologies de l’information initialement prévue. Selon cette conception, la formation continue se limite pratiquement à une lutte contre l’illettrisme. La connaissance des langues étrangères a aussi été refusée, comme si certains travailleurs n’étaient pas obligés de maîtriser non seulement l’anglais, mais aussi, à l’avenir et pour certains, des langues aussi exotiques que l’arabe, le russe ou le chinois.
Le bilan de ce combat d’arrière-garde mené par le Département de l’économie est amer. Au sein de celui-ci, il n’y a aucune volonté d’adapter la formation à l’évolution de la technique. D’ailleurs on retrouve la même inertie dans la loi sur les bourses d’études ou dans le refus de supprimer le numerus clausus des facultés de médecine. L’idéal politique de l’exécutif fédéral consiste à refuser toute extension de sa responsabilité et à se défausser sur les cantons ou sur l’initiative privée. Les concepteurs de la loi en cause eurent manifestement en tête l’Ecole-Club Migros, entreprise privée qui se substitue à la carence des pouvoirs publics mais qui ne peut manifestement pas constituer un concept global. Ainsi se vérifient les craintes exprimées lorsque la formation passa de l’Intérieur à l’Economie, dont la culture ministérielle suppose que le marché serait tout-puissant. L’idée d’un investissement collectif, garant du maintien de la qualification professionnelle, lui est totalement étrangère.
Conseiller national (PDC/VD), professeur honoraire à l’EPFL
Selon cette conception, la formation continue se limite pratiquement à une lutte contre l’illettrisme
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