La France dévoilée
EN TÊTE
OPINION. Trente ans après avoir entrepris d’exclure de ses classes les écolières en foulard, le pays découvre que les lois qu’il vote amplifient le traumatisme en spirale qu’il a lui-même fabriqué, estime Alain Campiotti

La France avait d’excellents souverainistes. Elle a perdu Philippe Séguin, le gaulliste sourcilleux qui a manqué de peu la plus haute marche. Pour soigner les fractures dans la nation et la société, son archipélisation comme on dit désormais, il prônait un volontarisme offensif: il fallait par exemple, dans l’enseignement, imposer la mixité des classes, pour mélanger les élèves des quartiers populaires et des quartiers cossus. Pas écouté. Son alter ego côté socialiste, l’octogénaire Jean-Pierre Chevènement, n’a pas moins le souci de la nation. Il s’est chargé de missions pour Emmanuel Macron, un temps à l’intérieur de l’islam en France.
Dans un entretien récent à l’hebdomadaire Marianne, répondant à un journaliste qui cherchait à lui faire dire l’urgence d’une mobilisation contre «l’infiltration de l’islamisme» dans le pays, il a fait cette réponse carrée: «Ce qui nous menace, c’est la déferlante de la connerie.» Aurélien Bellanger, truculent philosophe romancier, affine le diagnostic: «Trente ans de paralysie intellectuelle causée par des affaires de voile», disait-il l’autre jour sur France Culture. Trente ans? 1989. Tout a commencé par deux incidents dans deux lycées. Dans l’un, le proviseur a contraint une élève à retirer son voile parce qu’il faisait chaud. Dans l’autre, trois jeunes filles ont été expulsées parce qu’elles refusaient d’ôter leur foulard – comme on disait alors.
Un Paris intellectuel en feu
Deux incidents, deux étincelles qui ont allumé un incendie dont les flammes dévorent maintenant les cerveaux. Le feu a pris d’abord dans le Paris intellectuel des deux rives et de deux idées de la laïcité, pour finir en obsession nationale. Une loi pour bannir le voile des écoles a été plébiscitée, suivie d’une autre pour interdire partout niqab et burqa. Et maintenant, on veut contraindre par une autre loi les mères qui accompagnent les élèves en sortie scolaire à montrer leurs cheveux, comme pour donner raison à cet élu nationaliste qui a humilié, à Dijon, une femme venue avec la classe de son fils, en formation civique, au parlement régional: il voulait la faire expulser parce qu’elle était voilée.
Dans cette vitupération publique et dans cette nouvelle tentation législative, il y a un message subliminal qu’on peut imager ainsi: le voile de la mère est un paravent derrière lequel se dissimule l’employé de police converti à l’islam qui a tué quatre collègues dans la préfecture de police à Paris (dont les enquêteurs disent maintenant qu’il souffrait d’un délire paranoïaque). L’ex-militant du Front national qui, dans la foulée, a ouvert le feu devant une mosquée de Bayonne, blessant deux fidèles, n’a pas eu la présence d’esprit de dire qu’il voulait venger les policiers assassinés: lui, il voulait punir les musulmans qui ont incendié Notre-Dame, la cathédrale…
Des souverainistes devenus fanatiques
Délire, c’est le mot. Et il ne manque pas de carburant. Non pas que la lecture des journaux (ou des tweets) et l’excitation télévisuelle rendent fou. Mais les nouveaux souverainistes, après Séguin et Chevènement, sont devenus fanatiques, en rangs serrés. Un basculement s’est produit dans l’information et la formation de l’opinion en France. La gauche, perdue dans ses rêveries frelatées de révolution, est depuis longtemps tombée de son pavé, en capilotade. L’espace de la parole est désormais envahi par le triptyque nation-laïcité-islam (pas pour), en discours châtiés ou en éructations (Eric Zemmour), de l’extrême droite à une gauche antireligieuse.
Les musulmans de France, à leur corps défendant, s’étalent en couverture des hebdomadaires, avec leurs voiles et leurs supposés désirs de mort. Lisez Le Point, L’Express, Marianne, que son nouveau propriétaire tchèque a confié à une égérie du souverainisme dru, ou encore plus rudement, Valeurs actuelles, Causeur, ce site et cette revue de notre amie Elisabeth Lévy (ô Elisabeth!). C’est un combat qui est mené, toujours le même, souvent effarant: la polémique, constante, des enquêtes conduites comme des inquisitions pour démontrer que des pans entiers du territoire français ont été conquis par une force hostile. «Les guerres civiles commencent à bas bruit», dit Chevènement dans l’entretien à Marianne.
Une méthode contre-productive
On ne veut pas ici défendre le voile des musulmanes. Pour tout dire, on préférerait qu’il tombât. Mais la méthode française est sans doute la pire. La législation contre le foulard à l’école, par exemple, prétendait soustraire les jeunes filles aux contraintes familiales et aux dépendances communautaires. Deux universitaires de Stanford (Californie) ont récemment cherché à comprendre l’effet pratique de la loi sur les élèves musulmanes qui y ont été soumises. Elles ont constaté que ces jeunes femmes, sorties de l’école, ont plus rarement un emploi, vivent plus souvent chez leurs parents et ont davantage d’enfants que leurs aînées qui n’ont pas connu l’interdiction du voile en classe. Drôle d’émancipation.
La loi, et toute la frénésie qui l’a accompagnée, a par contre eu des effets massifs sur cette sorte de dialectique infernale dans laquelle s’enferme la France, et à laquelle nous risquons de succomber aussi. Ces mises en cause permanentes, ce soupçon constamment répandu sur les musulmans, contribuent à créer et à faire croître l’adversaire qu’on prétend combattre. Depuis 1989, les groupes minoritaires de l’islam politique se sont engraissés de la réelle ou supposée hostilité française à l’égard des musulmans. Et plus ils donnent de la voix, augmentant leur audience, plus les défenseurs de la laïcité mobilisée contre les empiètements de l’islam trouvent de raisons à leur campagne. Ça peut conduire loin. Ça commence à bas bruit. Les franges ont déjà basculé dans la violence. Le début de cette spirale est naturellement antérieur aux incidents scolaires de 1989. Mais dès qu’on se risque sur ce terrain, le nouveau souverainisme fusille l’intrus d’un barrage verbal ressassé: angélisme, naïveté, déni de réalité, refus de voir l’ennemi, victimisation, politiquement correct… Tout un vocabulaire destiné à casser le débat.
Des territoires délaissés
N’empêche. Par son expansion coloniale, par ses guerres, par ses besoins de main-d’œuvre à bas coût satisfaits dans les anciennes terres dominées, la France a constitué sur son sol un prolétariat séparé, dans des quartiers distincts, où le chômage et la pauvreté sont plus prégnants qu’ailleurs. Toutes les exceptions, tous les exemples du contraire ne changent rien à cette réalité massive. Je me souviens: on disait bougnoule, et ils savaient comment on les nommait.
La République se lamente d’avoir perdu des territoires, comme si on les lui avait volés. Elle les a perdus parce qu’elle les a délaissés. Plus récemment, elle a consacré des milliards – au grand dam des laïcs furibards – à des projets de rénovation. C’est vrai: les ghettos sont un peu plus confortables. Mais entre-temps, depuis longtemps, s’est développée dans ces marges une société séparée, dans la précarité, avec ses trafics, ses manipulations politiques, et souvent, chez les cadets et les cadettes, le retour sur une identité oubliée dans la migration des parents. C’est un traumatisme violent. Comme le dit dans une tribune (Libération) l’écrivain Mohamed Kacimi, «les monstres fleurissent dans les territoires désertés, sciemment, par la République». Il voit aussi dans la peur du voile «la grande panique d’une vieille France qui est en train de mourir et qui met au monde un autre pays où elle ne se reconnaît pas». Dans la douleur.
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