«La politique européenne nous tient à cœur, nous sommes très reconnaissants que M. le président travaille sur une Europe relancée, forte, une Europe d’optimisme et de dynamisme, cela fait du bien.» En se prononçant ainsi le 18 juillet dernier lors du point presse suivant sa rencontre à l’Elysée avec Emmanuel Macron, Doris Leuthard soulève implicitement deux objectifs stratégiques. Le souhait, d’abord, de placer le dossier européen au cœur des relations franco-suisses en démontrant qu’il y a une convergence de visions entre la voie bilatérale et le soutien décomplexé à la construction européenne du nouveau président français. La volonté, ensuite, de trouver un terrain d’entente avec une France que l’on considère, à tort ou à raison, comme prête à se défaire des clivages idéologiques et à se rassembler autour d’une concordance pragmatique. Dans ce contexte, la question de la réciprocité se pose: la Suisse pourrait-elle bénéficier d’un soutien amical d’Emmanuel Macron dans les discussions cruciales sur le futur de la voie bilatérale?

Dans les négociations internationales, d’aucuns diront que la France a souvent été un contradicteur redoutable pour la Suisse, notamment dans le domaine de la fiscalité. La tension a atteint son comble en pleine crise financière, au moment où la France a fait de la lutte contre la fraude fiscale son cheval de bataille au niveau international. Elle considérait qu’il n’y avait pas de place pour des exceptions négociées au niveau bilatéral lorsqu’un consensus multilatéral se dégageait au G20 et à l’OCDE. Sous pression, en 2015, le Conseil fédéral ratifia finalement l’échange automatique d’informations et proposa au parlement l’abolition des régimes fiscaux spéciaux appliqués aux multinationales.

Trois conditions pour avancer

Depuis, le Conseil fédéral essaie en contrepartie d’assurer la légitimité d’un autre Sonderfall, celui de l’intégration européenne. Bloqué depuis une décennie, l’approfondissement de la voie bilatérale reste l’une des priorités politiques majeures de la Confédération. Or, comme avec tout Sonderfall, le caractère dérogatoire des bilatérales par rapport aux normes qui s’appliquent à l’ensemble des Etats de l’Union pourrait générer le soupçon que la Suisse bénéficie d’un traitement de faveur. Alors que les conditions de reprise de l’acquis de l’UE sont actuellement en négociation, les chances de ratification d’un accord-cadre seraient ainsi mises à mal par des concessions perçues comme trop favorables à la Suisse.

La classe politique suisse doit mesurer l’importance que représente la moralisation de la vie politique et économique française

De par sa tradition institutionnelle d’inspiration cartésienne et jacobine, la classe politique française se montre souvent réfractaire par rapport à ce type d’accommodements. Dans ce contexte, un engagement personnel et convaincu d’Emmanuel Macron pourrait être déterminant. Et cela précisément à trois conditions.

Premièrement, la Suisse doit garder à l’esprit que la France est très attachée à une vision multilatérale et égalitaire de la gouvernance mondiale et européenne fondée sur des principes non négociables. Par voie de conséquence, toutes les nations et tous les citoyens doivent disposer de chances égales, ce qui peut exclure tout narratif fondé sur le Sonderfall suisse. Il appartiendra donc au Conseil fédéral d’éviter de miser sur des compromis reposant exclusivement sur une optimisation des intérêts bilatéraux lorsque ceux-ci divergent des principes promus par la France dans les enceintes multilatérales.

Un soutien loin d’être acquis

Deuxièmement, le Conseil fédéral se doit d’examiner ses convergences d’intérêts avec la France pour élaborer des positions communes au niveau multilatéral. A l’heure actuelle, au-delà de la bonne coopération dans le domaine de l’environnement et de la culture, les deux pays ont également des intérêts à faire converger leurs positions en matière de libre circulation des personnes, compte tenu de l’intensité des échanges entre les deux pays. Cela passe notamment par des pourparlers bilatéraux avant que les décisions ne soient prises à Bruxelles.

Troisièmement, enfin, la classe politique suisse doit mesurer l’importance que représente la moralisation de la vie politique et économique française, chantier sur lequel Emmanuel Macron sera jugé au terme de son quinquennat. Cela implique que toute affaire fiscale ou financière mêlant des acteurs suisses aura de fortes répercussions auprès de l’opinion publique. Et qu’aucune visite présidentielle ou autre négociation bilatérale ne saura réparer les dégâts causés par des négligences de la part de la Suisse sur ces questions-là.

Le chemin s’annonce encore long. Si l’on peut entrevoir un certain rapprochement axiologique entre la majorité La République en marche et le modèle économique et social suisse, le soutien d’Emmanuel Macron est loin d’être acquis.

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