Gangrène et chimiothérapie
Planète éco
Lorsque l’économie est gangrenée, difficile de trouver le médicament adéquat. Néanmoins, pendant que les gouvernements continuent de pratiquer la politique de l’autruche, le remède est quant à lui disponible

Dans un article paru dans Le Temps le 17 novembre, Jean-Pierre Roth expose les inconvénients des taux d’intérêt ultra-bas qui prédominent dans tous les pays développés, et même au-delà. Il explique bien les effets indésirables de cette politique monétaire: mauvaise allocation des ressources vers des projets non rentables, ce qui grève la croissance future, prises de risque des investisseurs à la recherche de meilleures rentabilités, possibilité de bulles financières, y compris dans l’immobilier. Ce qui l’amène à qualifier les taux zéro (ou négatifs) de gangrène.
À évoquer des symboles médicaux, je choisirais plutôt la chimiothérapie. Les banques centrales ne sont pas tombées sur la tête. Elles administrent au patient un traitement qui n’est pas sans effets secondaires désagréables, voire même dangereux, mais en toute connaissance de cause et après une analyse serrée. La crise financière de 2008 est un événement historique, dont le plus clair précédent est la crise de 1929. La Grande Dépression qui a suivi a été tellement catastrophique qu’elle reste inscrite dans les mémoires. Les traitements adoptés dès la fin 2008 avaient pour but d’éviter l’explosion de misère qui a caractérisé les années trente. Mission presque accomplie.
Presque, car si la récession de 2009 a été généralement limitée et brève, la reprise économique reste plutôt faible. Les États-Unis et la Grande-Bretagne sont repartis, mais très modestement, la zone euro envoie de faibles signes de vie et l’inquiétude monte pour ce qui concerne les pays émergents. Ceci ne constitue pas une surprise. Les crises financières ne sont pas du tout rares et on en connaît bien les caractéristiques. En particulier, on sait que leur impact est très durable, surtout si les banques sont touchées. On sait aussi que ces crises ont des conséquences politiques inquiétantes: montée des extrêmes et du populisme, souvent source d’instabilité majeure. On sait enfin que l’une des raisons de la misère des années trente est que les banques centrales ont crié victoire trop tôt. Une remontée prématurée des taux d’intérêt a amené une rechute, très longue. Les banques centrales ont appris cette leçon.
L’autre raison de la Grande Dépression du siècle dernier, c’est que les gouvernements ont agi à contre-courant. Face à une chute des recettes fiscales consécutive à la crise financière, ils ont coupé les dépenses publiques pour essayer de maintenir l’équilibre budgétaire, vainement d’ailleurs. Tout ceci a changé avec le New Deal du Président Roosevelt. Pour le faire adopter, cependant, il a dû faire face à l’opposition farouche des défenseurs des vertus de la rigueur budgétaire. Les gouvernements d’aujourd’hui n’ont pas appris cette leçon. Hormis en 2009, ils ont mis l’équilibre budgétaire au premier rang de leurs préoccupations. Face au risque de dépression économique, les banques centrales ne se sont pas seulement retrouvées seules, elles ont dû compenser les effets récessifs de l’action de leurs gouvernements. Il a fallu, en quelque sorte, doubler la dose de chimiothérapie parce que le malade était par ailleurs mal traité.
La faiblesse de la reprise est-elle la preuve que les banques centrales ont échoué et devraient cesser au plus vite le traitement? C’est, bien sûr, la dernière chose à faire, et c’est pour cela que la Réserve Fédérale hésite tant à augmenter son taux. Ce qui est vrai, cependant, c’est que la politique monétaire est arrivée au bout de ses moyens. Les taux ultra-bas et les injonctions massives de liquidité produisent des effets, mais très lents et plutôt faibles, on le sait maintenant. Mais c’est le seul médicament disponible, du moins aussi longtemps que les gouvernements continuent de pratiquer la politique de l’autruche. Les critiques se trompent de cible quand ils adressent des reproches aux banques centrales et louent les gouvernements.
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