Le 1er octobre 2012, la Géorgie élira ses députés. Alors que la crise de la zone euro accapare l’attention des dirigeants, la portée historique de ce qui est en jeu, aux confins orientaux de l’Europe, doit être soulignée.

Située à la limite de l’Europe et de l’Asie, la Géorgie est un Etat sud-caucasien, riverain de la mer Noire et voisin de l’Union eu­ropéenne. D’un poids territorial et démographique modeste, cet Etat est la «porte» du Caucase, voie d’accès au bassin caspien et à ses ressources énergétiques. Ces quelques coordonnées géopolitiques suffiraient à justifier l’intérêt qu’il faut lui accorder mais les enjeux vont bien au-delà.

En dépit d’une politique russe hostile, les Géorgiens persistent à se tourner vers l’Occident. Avec la mise en place d’un régime con­stitutionnel pluraliste et d’une ­économie de marché, ils se sont engagés dans une «grande transformation» fondée sur l’idée de liberté. Ce sont là autant de raisons pour ne pas abandonner la Géorgie à une sorte de fatum historico-tragique.

Point de géopolitique, en effet, sans prise en compte des temps longs au cours desquels configurations territoriales et ethniques s’élaborent. A cet égard, la Géorgie est un cas d’école. Lointaine héritière d’un antique royaume chrétien, elle est l’aboutissement d’invasions et de recompositions multiples. Au XIXe siècle, la Géorgie est le pivot de la politique russe dans le Caucase. Après la chute du tsarisme, l’indépendance est proclamée mais les bolcheviks soumettent la région et une terrible répression s’abat sur les Géorgiens.

La politique stalinienne des nationalités appliquée à l’URSS consiste à parcelliser pour dominer. En Géorgie, le poids de l’ethnie éponyme est ainsi contrebalancé par la création de deux républiques autonomes (Abkhazie, Adjarie) et d’une région autonome (Ossétie du Sud). Autant de leviers systématiquement actionnés pendant la période soviétique, avec des contrecoups jusque dans les situations contemporaines.

Le 9 avril 1991, la Géorgie déclare à nouveau son indépendance. La situation bascule dans la guerre, en Ossétie puis en Abkhazie. Pour contraindre Tbilissi à rejoindre la CEI, Moscou soutient les séparatistes. Signés sous la pression, des cessez-le-feu transforment ces guerres en conflits dits «gelés», constamment manipulés par le pouvoir russe afin de maintenir le statu quo régional.

La Révolution des roses et l’élection à la présidence de Mikheil Saakachvili (2003-2004), l’ouverture de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum ensuite, accélèrent le retournement géopolitique de la Géorgie vers l’Occident. Un «partenariat stratégique» est signé avec les Etats-Unis. Les liens avec l’UE et l’OTAN sont renforcés. La perspective d’une intégration future dans les instances euro-atlantiques encourage aux réformes politiques et économiques.

Aussi le pouvoir russe menace-t-il ce jeune Etat qui refuse la logique de l’«étranger proche». Le 7 août 2008, après des mois d’escalade, une nouvelle guerre éclate sur les lignes de front, et l’armée russe, pré-positionnée en Abkhazie et en Ossétie du Sud, envahit le reste du territoire géorgien. Malgré les accords Medvedev-Sarkozy, Moscou reconnaît unilatéralement les séparatismes et renforce encore sa présence militaire. Quatre ans plus tard, Vladimir Poutine a fini par admettre avoir préparé de longue date l’opération.

En dépit du «reset» (la politique de redémarrage des relations russo-américaines initiée par Obama, ndlr), le soutien américain à la Géorgie ne s’est pas démenti. Sur le terrain, une mission de l’UE veille au respect du cessez-le-feu sur les lignes de front et la Géorgie est partie prenante du «Partenariat oriental». Les puissances occidentales demeurent fermes sur le principe de l’intégrité territoriale mais il y faudrait plus d’allant, de lucidité et de conviction.

De fait, l’invasion russe est dommageable pour l’Europe dans son ensemble. L’intégrité et la stabilité de la Géorgie conditionnent le libre accès à la Caspienne et la diversification des approvisionnements énergétiques. Les réformes menées par ce pays sont aussi en rupture avec l’autoritarisme ambiant. Inversement, le contrôle de tout le Caucase du Sud par la Russie fragiliserait l’Europe, à nouveau l’objet de lourdes menaces à l’Est. A l’arrière-plan, le projet poutinien d’Union eurasienne et une nouvelle ligne de fracture majeure sur le Vieux Continent.

Nonobstant la gêne de certains dirigeants occidentaux, le souci de ne pas contrarier la «grande patrie» russe ou l’indifférence pour tout ce qui excède les enjeux intérieurs, les Géorgiens n’ont pas renoncé à se tourner vers l’Europe des libertés. La Géorgie se voit comme une sorte d’«Ultima Europa» et si, dans un tel contexte géopolitique, les réformes sont difficiles, il faut d’autant plus les soutenir, en paroles et en actes.

De fait, l’invasion

russe est dommageable

pour l’Europe

dans son ensemble

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