La gestion de la migration par l’Union européenne constitue le terrain d’étude de l’anthropologue Gregory Feldman. Loin de relever d’une politique pleinement cohérente et impulsée du haut vers le bas, les politiques migratoires européennes participent plutôt de ce que Feldman appelle un «dispositif». Cet ensemble lâche et réticulaire de normes, de pratiques, de discours, de réglementations, d’experts et de bureaucrates grands et petits fonctionne bien plus efficacement qu’une administration centralisée.
D’après Feldman, l’essentiel de l’évolution des politiques migratoires en Europe tiendrait non à un affrontement entre la gauche et la droite, mais bien à un affrontement au sein de la droite, entre ceux qu’il nomme les «néonationalistes» et les «néolibéraux». Pour les premiers, la migration devrait être strictement contrôlée, réduite, voire supprimée afin de préserver une prétendue identité nationale. Les campagnes régulières contre les migrants installés en Europe, les «illégaux» ou les «abuseurs» relèvent de cette perspective idéologique. De l’autre côté, les néolibéraux viseraient, eux, à satisfaire les besoins du marché du travail en permettant la libéralisation contrôlée de la migration de la force de travail. Vision excluante d’un côté, vision utilitariste de l’autre: les politiques européennes de migration seraient prises entre cette double contrainte, que la gauche institutionnelle aurait également intégrée. Souvent du côté des néolibéraux (parfois de celui des néonationalistes), elle ajouterait un surcroît d’humanitarisme et de demande de respect des droits humains sans fondamentalement s’opposer à ces deux logiques.
A cet égard, le chapitre que Feldman consacre au «fantasme de la migration circulaire» est particulièrement éclairant. Les politiques de «migration circulaire», qui conduisent des migrants sélectionnés des pays du Sud à venir travailler quelques mois dans le Nord puis à retourner dans leurs pays d’origine, sont promues comme une nouvelle solution miracle à la question des migrations internationales. Non seulement elles permettraient aux pays du Nord d’importer une maind’œuvre qualifiée, jeune et docile, mais elles conduiraient également à des effets positifs en matière de développement des pays du Sud en permettant aux migrants ainsi sélectionnés d’y envoyer régulièrement des fonds et d’y revenir mieux formés. En réalité, cette «solution» réalise un compromis entre les demandes des néolibéraux en autorisant l’arrivée de main-d’œuvre et celles des néonationalistes en s’assurant que les migrants ne s’installent pas dans la durée en Europe. Elle a l’avantage supplémentaire de donner l’impression d’agir à moindre coût en matière d’aide au développement.
Fondé sur une méthodologie novatrice en anthropologie des politiques publiques, ce riche ouvrage apporte une contribution fort utile, et critique, au débat sur les politiques migratoires en Europe. Il n’est pas interdit d’en tirer des enseignements pour les débats qui se déroulent Suisse.
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