Au royaume des livres, un couronnement sème la discorde. Mardi, Ghislaine Dunant recevait le Prix Femina de l’essai pour «Charlotte Delbo: la vie retrouvée» (Grasset), biographie de l’écrivaine rescapée des camps nazis. Aussitôt proclamée, aussitôt contestée, l’auteure franco-suisse était accusée de s’être largement inspirée (sans jamais le mentionner) d’un précédent ouvrage, «Charlotte Delbo», publié chez Fayard en 2013 par Violaine Gelly et Paul Gradvohl. Entamée, sur Twitter, la fronde emmenée par un petit cercle, dont Tatiana de Rosnay, dénonce une «imposture». Pour plusieurs connaisseurs qui jugent les deux ouvrages totalement différents, c’est un «faux procès». Assiste-t-on à un règlement de comptes entre auteurs voire entre éditeurs?

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«Rendons à Violaine Gelly et à Paul Gradvohl ce qui leur appartient», apostrophe la journaliste et blogueuse Caroline Franc dans un billet posté sur son blog. A l’image du «coucou qui fait son nid dans celui d’un autre», celle-ci se serait approprié la somme des recherches des deux auteurs, soit «dix ans de travail, d’enquête journalistique, d’analyse historique de documents, d’interviews des descendants». Ceci afin de retracer le parcours de Charlotte Delbo, résistante française d’origine italienne née en 1913, qui surmontera le traumatisme de la déportation grâce à l’écriture. Pourtant, comme l’a constaté «Le Temps», Ghislaine Dunant a travaillé durant sept ans et questionné abondamment archives et proches. La cinquantaine de personnes remerciées à la fin de l’ouvrage, dont Annette Wieviorka, en témoigne.

«Le pillage, cette plaie, s’énerve @Fabiennecassagn. Au passage, dire aux jurés du #Femina de lire la bio de Delbo écrite par Violaine Gelly et Paul Gradvohl.» «La malhonnêteté intellectuelle récompensée», déplore @CaroFrancDesage. Sur Twitter, il ne se trouve pas de voix pour contrer ces détracteurs. Pourtant, selon certains, les deux livres n’auraient rien à voir.

L'université contre la littérature?

Un article de «Libération», daté d’avant la polémique, le confirme. Si l’ouvrage de Gelly et Gradvohl s’attache surtout au «contexte historique» et regroupe des «anecdotes vivantes», celui de Ghislaine Dunant est une «plongée plus littéraire» sur «l’engagement de l’écrivain». Ces différences tiennent aussi au profil des auteurs. Psychologue et historien d’un côté, romancière de l’autre. L’université intenterait-elle un procès à la littérature

Davantage encore que «l’usurpation», c’est l’absence de référence, perçue comme un manque de respect, qui irrite les internautes. «On demande juste que la dame qui vient d’avoir le #Femina essai, cite ses sources», lâche l’écrivaine Tatiana de Rosnay, avant de déplorer une attitude «pas très classe». «Pourquoi accorder un tel prix à un auteur manquant de professionnalisme?» s’interroge @emelinedardoff. Sur le site de «L’Obs», Violaine Gelly a rappelé jeudi dans un billet qu'«aucun travail n’a jamais été diminué de rendre hommage à ceux qui l’ont précédé». La lauréate franco-suisse pouvait-elle sciemment choisir d’ignorer cette première source? Sur ce point, ses défenseurs bottent en touche.

«Petit scandale bien parisien»

Face à la polémique, une mini-guerre d’éditeurs s’est amorcée. «La première biographie sur la grande #CharlotteDelbo est là #Femina», tweete Fayard, agrémenté d’une émoticône malicieuse. Sans doute à l’attention de Grasset, qui n’a pas répliqué. Rien, en revanche, du côté du Femina, dont le silence est dénoncé. Pour @williamrejault, l’affaire du couronnement contesté réunit tous les ingrédients d’un «petit scandale bien parisien»: littérature, plagiat, histoire. Et une internaute s’en amuse: «Je ne savais pas qu’un chercheur, auteur, était propriétaire de son sujet. Vite! Un autodafé en place de Grève…»

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