Si les Suisses élisaient les conseillers fédéraux, comme le réclame l’UDC dans une initiative populaire, Eveline Widmer-Schlumpf, leur ennemi préférée, triompherait. Le sondage publié dimanche – 72,5% des Suisses souhaitent la voir rester au gouvernement – lui reconnaît une popularité élevée pour une politicienne certes d’une stupéfiante résilience, mais qui exerce la fonction sans charisme ni brio, misant tout sur la discrétion et le sérieux de son action au point que celle-ci est justement peu lisible pour le citoyen lambda.

C’est certain, Eveline Widmer-Schlumpf jouit d’un bonus à vie pour avoir accepté d’être la tombeuse de Christoph Blocher. En disant oui contre toute attente, elle a sauvé le pays, pense une «Suisse républicaine» sensible aux coups de gueule d’un Pascal Couchepin qui accusait son ancien collègue de menacer la démocratie. A s’inventer un rôle messianique totalement unschweizerich, le champion de l’UDC était devenu intolérable au gouvernement, pas seulement pour le parlement. Peu importe la situation malsaine que la Grisonne a créée en acceptant son élection contre l’avis de son parti; peu importent son bilan contrasté, ses défauts et ses erreurs: pour ces Suisses, l’héroïne de Felsberg mérite une reconnaissance éternelle.

Un autre ressort de la popularité d’Eveline Widmer-Schlumpf est qu’elle rassure parce qu’elle est un étrange condensé de suissitude. Une conseillère fédérale hyper-modeste, hyper-travailleuse et hyper-sérieuse, cela plaît dans un pays qui excelle à couper les têtes qui dépassent, et qui survalorise l’effort et le perfectionnisme de préférence au génie et à la créativité. Bourreau de travail, sérieuse, rigoureuse mais aussi obstinée comme savent l’être les juristes, la Grisonne incarne la quintessence de la culture politique helvétique. Elle est en phase avec ce que les Suisses attendent, traditionnellement, de leurs gouvernants: qu’ils administrent le pays, sans esbroufe mais avec efficacité.

L’ancienne membre de l’UDC est de droite, mais pas trop. Elle l’est sans conviction forte ni idéologie marquée, mais tout imprégnée de son enracinement grison. Ce pays des 150 vallées, ce canton compliqué, presque une Suisse miniature, où l’on parle trois langues et où coexistent traditionnellement deux religions, où l’ouverture au monde extérieur qu’apportent les cols est contrebalancée par l’esprit de clocher cultivé dans une foultitude de micro-régions. Ce canton où l’autonomie communale est plus forte que partout ailleurs; où l’attention au particularisme est une seconde nature. Un environnement à la marge, rugueux, qui forge des caractères trempés tout en formant des politiciens à la médiation et à la recherche du plus petit dénominateur commun.

Depuis qu’elle est aux Finances, son terrain de prédilection, Eveline Widmer-Schlumpf n’a plus ce visage mélancolique qu’elle traînait à Justice et police. Elle a retrouvé des couleurs et un peu d’oxygène. Dure en affaires, farouchement indépendante des lobbies, résistante aux pressions, intègre et solitaire, elle joue son va-tout. Et les Suisses le pressentent: EWS, ce n’est pas du vent, mais du granit. Mais ce sont les Chambres fédérales qui auront le dernier mot.

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