Le Gripen et la sécurité nationale
ma semaine suisse
Quelle que soit l’issue du scrutin du 18 mai sur l’avion de combat, la politique de sécurité de la Suisse reste une page blanche à écrire. L’essai stimulant de Pierre Aepli sur le destin de l’Occident décrit un nouveau paysage sécuritaire bien éloigné de celui auquel se réfèrent les militaires suisses et les partisans du Gripen

Ma semaine suisse
Le Gripen et la sécurité nationale
Dans un essai stimulant consacré au destin de l’Occident*, l’ancien chef de la police cantonale vaudoise, Pierre Aepli, souligne à quel point le paysage sécuritaire a profondément changé. L’homme a de l’expérience et du recul; sa parole est libre, c’est rare dans ce domaine ultra-politisé. Son analyse, vue d’avion, offre une radiographie des risques existentiels pesant sur les sociétés occidentales. Même si ce n’était pas son intention, il livre la toile de fond qui manque dans les discussions à ras les pâquerettes sur le projet d’acquisition d’un nouvel avion de combat, le Gripen.
Aepli constate que la supériorité militaire occidentale, atout maître de sa suprématie au cours des siècles écoulés, a perdu de sa valeur face aux nouveaux conflits asymétriques. A la guerre classique se substituent des déchaînements de violence dans et à partir des régions où la fonction étatique ne s’exerce plus. L’Occident n’est plus vraiment menacé militairement; il l’est beaucoup plus par les répercussions de conflits extérieurs (guerres civiles, conflits pour l’accès aux ressources, contestation territoriale pour gagner en influence) et par la montée d’une criminalité et d’un terrorisme sautant les frontières. La guerre classique a donc pratiquement disparu, même si elle demeure possible localement – la crise en Ukraine le rappelle, sans qu’il soit possible d’en déduire qu’elle freinera ou inversera les tendances lourdes forgeant la nouvelle donne sécuritaire.
Les facteurs de risque sont devenus variés, complexes et posent de nouveaux défis. Les menaces civiles (internes) deviennent plus graves que les menaces militaires (externes). Les instruments de la sécurité ne sont plus adaptés. Les gros bataillons, les chars, les avions de combat ne servent à rien contre les missiles de longue portée, le terrorisme, la criminalité économique, les mafias, les cyberattaques ou les troubles ethniques sapant les bases du vivre-ensemble. «De nouveaux moyens et de nouvelles stratégies sont nécessaires», souligne Aepli.
L’ancien policier et officier ne doute pas que la police aérienne restera une nécessité étatique. Mais cette mission n’est pas une fin en soi. Défendre le ciel aérien, cela renvoie à l’Etat-nation souverain; or les Etats-nations ne sont justement plus maîtres du jeu global: ils sont mal armés pour affronter une criminalité transnationale; les attributs de leur souveraineté nuisent à l’efficacité de leurs actions.
L’armée n’est plus le vecteur fondamental de la sécurité. La police prend le pas sur l’armée, ces deux corps étant forcés de coopérer. Penser et organiser ce partenariat, y associer les services de renseignement et d’incontournables acteurs privés (par exemple dans la lutte contre la cybercriminalité) est la clé d’une sécurité durable.
Dans ce contexte, l’instrument militaire doit se réformer pour être toujours plus capable de se projeter «ailleurs» – prévenir un conflit, maintenir la paix, éviter une guerre civile potentiellement nuisible (migration non maîtrisée, terrorisme). La réalité pousse à l’abandon de la conscription, au nom de l’efficacité militaire: les technologies ultra-sophistiquées des nouvelles armes supposent un haut degré de spécialisation des soldats; les missions à l’étranger impliquent la disponibilité d’unités spéciales sur une longue durée.
Face à ce tableau, on mesure à quel point le débat sur l’acquisition du Gripen est empoisonné. Unis dans une surenchère démagogique, partisans et adversaires du nouvel avion de combat transforment cet achat en vote de principe pour ou contre l’armée – et encore parlent-ils d’une armée obsolète.
La logique serait d’identifier les menaces réelles de façon crédible, de lister les besoins et de décider des moyens que le pays est prêt à investir pour sa sécurité. De là devraient découler la hiérarchisation et la répartition des missions entre tous les acteurs, puis le choix des instruments appropriés. Le projet d’acheter le Gripen est irritant en ce sens qu’il renverse la procédure. Avec le risque évident que cet achat conforte l’armée dans sa position dominante d’acteur obsédé par la défense du territoire national alors que tant d’autres priorités, jusqu’à présent négligées, se bousculent.
Quelle que soit l’issue du scrutin du 18 mai, la politique de sécurité de la Suisse reste une page blanche à écrire. Une commission de sages, indépendante de l’administration et de la Défense, est requise. Pour reprendre et prolonger la réflexion audacieuse de la Commission Brunner, qui défricha ce terrain sensible les années qui suivirent la chute du mur de Berlin.
* Occident hier, aujourd’hui, demain. Editions Pixel Création.
L’armée n’est plus le vecteur fondamental de la sécurité, nous dit Pierre Aepli
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