Guy Parmelin – Paul Chaudet: même combat?
Analyse
Pour le colonel EMG Christian Bühlmann, Guy Parmelin n’est pas un spécialiste de la sécurité et ne semble pas avoir de position arrêtée sur la politique de défense. Cette distanciation représente pour lui une chance de s’élever au-dessus des luttes intestines

Plusieurs commentateurs ont comparé le mandat du Conseiller fédéral Guy Parmelin, nouveau chef du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), avec celui de Paul Chaudet, un autre vigneron vaudois, chef du Département Militaire Fédéral de 1954-1966, dont le nom est intimement lié à «l’affaire des Mirage». Cet éclat retentissant dans le monde politique suisse fut causé notamment par d’importants dépassements de crédits lors de l’acquisition du chasseur bombardier français. Pour les chroniqueurs, la perspective de l’acquisition prochaine d’un avion de combat destiné à remplacer le Tiger F-5 (et le Gripen combattu en votation populaire) laisserait augurer d’un destin analogue.
L’acquisition risquée d’un avion de combat
Superficiellement, la situation est en effet comparable. Comme Paul Chaudet avec l’organisation des troupes 61, Guy Parmelin doit mettre en œuvre une réforme militaire, le développement de l’armée (DEVA). Elle comporte l’acquisition – risquée – d’un nouvel avion de combat. Cependant, pour réellement comprendre les défis qui se posent au magistrat vaudois, il nous semble plus judicieux de mettre en lumière les lignes de forces qui sous-tendent la politique de défense suisse dans la longue durée que de comparer des processus d’acquisition d’armements.
Les contradictions de l’armée fédérale
Rappelons tout d’abord avec l’historien Rudolf Jaun que, depuis sa création au XIXe siècle, l’armée fédérale est traversée par une contradiction entre sa nature discontinue (le «système de milice» consiste en une mobilisation intermittente de troupes non professionnelles, une structure proche des armées de partisans) et son organisation, qui reprend des formes inspirées des armées occidentales traditionnelles et permanentes. Partant, le champ militaire suisse ne s’est jamais professionnalisé (au sens que Samuel Huntington donne au développement d’une politique de défense indépendante et cloisonnée). Il reste au contraire en étroite symbiose avec la société et les discours qui l’animent. En découlent des lignes de fractures pérennes entre des groupes qui s’affrontent dans l’arène politique sur leurs visions de l’armée.
La «querelle des conceptions»
Dans cette perspective, le mandat de Paul Chaudet s’est inscrit dans la continuité de ce que l’on appelait alors la «querelle des conceptions». Pendant les deux décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, un affrontement exalté opposa les partisans d’une force mécanisée, inspirée des armées occidentales contemporaines, et leurs antagonistes, tenants d’une doctrine helvétique, statique et centrée sur l’infanterie. Les défenseurs de la seconde coalition partageaient une vision républicaine dans laquelle, sous l’uniforme, le soldat demeurait un citoyen. Pour eux, le financement de l’armée devait rester en équilibre avec celui des autres tâches de l’État. L’autre groupe, avec Paul Chaudet, revendiquait l’efficacité militaire au détriment de toute autre considération. Le citoyen était un soldat en habits civils et les ressources nécessaires à la défense du territoire devaient être déterminées principalement par les besoins stratégiques. Ces choix, où la dimension financière était initialement considérée comme secondaire, conduisirent à l’affaire des Mirage. Celle-ci fut suivie d’une réorganisation en profondeur du Département militaire fédéral, des procédures d’acquisition et de la doctrine de combat de l’armée suisse ainsi que par la démission de Paul Chaudet à 1966.
Les quatre narrations actuelles
Aujourd’hui, quatre narrations contribuent à façonner les attentes envers la politique de défense, dans un contexte sécuritaire orienté notamment par le discours domestique sur les migrations, la résurgence des conflits interétatiques et le terrorisme islamiste: celle favorisant l’abrogation de la politique de défense, porté par le Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA) et une partie de la gauche, un discours prônant la professionnalisation l’armée pour l’engager dans des opérations de maintien de la paix à l’étranger (soutenu principalement par la gauche), le récit officiel, qui prêche une armée agissant en priorité en appui aux autorités civiles et, finalement, celui qui propose le retour à une armée forte et efficace, capable de contrer seule une attaque militaire classique contre la Suisse. Cependant, la primauté des besoins de la Défense sur ceux de l’économie ne fait plus recette sous l’influence du paradigme néolibéral apparu à la fin des années quatre-vingt. Le sociologue israélien Yagil Levy observe l’émulation des pratiques managériales par les armées et la subordination de la stratégie militaire à l’économie de marché. D’autre part, malgré le recours incantatoire au thème du citoyen-soldat dans les allocutions, le plaidoyer républicain s’est estompé après la première initiative du GSsA en 1989: l’importance des voix en faveur de l’abolition de l’armée a mis à mal l’affinité revendiquée entre la société – masculine – et l’armée.
Les tenants de l’ouverture contre les traditionnels
Malgré ces différences, des éléments majeurs demeurent: premièrement, en raison de la complexité du système politique suisse, l’importance du contexte stratégique et international sur la décision politique est minorisée par rapport aux questions organisationnelles et domestiques. En second lieu, la formulation d’une politique de défense consensuelle est bloquée par la fragmentation idéologique des milieux favorables à l’armée, notamment entre les tenants de l’ouverture et ceux favorables à une approche traditionnelle de la défense: une majorité des citoyennes et des citoyens est favorable à l’armée… mais pas à la même armée!
Une tâche difficile
Qu’en conclure? Guy Parmelin aura la difficile tâche de mettre en œuvre une réforme qu’il n’a pas spécifiée (une position délicate qui rappelle celle de Samuel Schmid à partir de 2001). Il devra convaincre les groupes opposés au DEVA de la pertinence de la réforme et créer, dans la durée, les larges majorités nécessaires à la mise en œuvre de ce projet. C’est dans ce contexte de tensions et de segmentation qu’il faut rappeler l’héritage oublié de Paul Chaudet: non le spectacle de sa chute, mais son empreinte sur la conception de la défense nationale du 6 juin 1966, texte fondateur de la politique militaire de la Guerre froide. En effet, après le scandale du Mirage, mettant à l’écart ses positions antérieures, s’engageant avec conviction pour un vaste consensus, le Vaudois avait réussi à rassembler toutes les factions autour de la vision commune de la «défense combinée».
S’élever au-dessus des luttes intestines
Cette doctrine restera en vigueur et sera acceptée jusqu’à la fin des années quatre-vingt, avec, initialement le soutien de tous les partis gouvernementaux, y compris celui du parti socialiste. Guy Parmelin n’est pas un spécialiste de la sécurité et ne semble pas avoir de position arrêtée sur la politique de défense. Cette distanciation représente pour lui une chance, comme Paul Chaudet à la fin de son mandat, de s’élever au-dessus des luttes intestines pour faire de la mise en œuvre du développement de l’armée une pièce maîtresse de la sécurité suisse dans la prochaine décennie.
*Christian Bühlmann est colonel EMG, officier de carrière, chef du programme de développement régional au Geneva Centre for Security Policy (GCSP), chercheur en politique de défense suisse.
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