Une nouvelle enquête américaine par Christopher Hitchens fondée sur des documents récemment déclassés aux Etats-Unis montre l'ancien secrétaire d'Etat sous un jour terrifiant. Dans ce texte, le conseiller de Nixon n'a jamais regardé aux moyens, ni dans sa lutte contre l'URSSdans la guerre froide, ni pour le service de son patron président.
Dans ses numéros de février et de mars (à paraître) l'influent magazine américain Harper's accuse Henry Kissinger d'être un criminel. En quelques 80 pages d'une enquête serrée, et dans un livre dont la version française paraîtra fin avril (Henry Kissinger le criminel? Editions Contrepoint, Paris) Christopher Hitchens place l'ancien secrétaire d'Etat au même rang que Pinochet, Videla et autres généraux de la dictature grecque: cynique, prêt à tout pour arriver à ses fins, Kissinger aurait à plusieurs reprises conçu et perpétré des agissements qu'Hitchens qualifie de «mafia hits» («meurtres mafieux») ou de crimes contre l'humanité. Lewis Lapham, rédacteur en chef de Harper's, nous assure qu'il n'a aucune crainte d'un procès et qu'il attend le «Dr.» Kissinger – comme on l'appelle outre-Atlantique – de pied ferme. Le bureau d'Henry Kissinger à New York s'est refusé à répondre à mes questions sur ce dossier explosif.
Inconcevable ailleurs qu'aux Etats-Unis, une attaque d'une telle violence repose sur deux aspects typiques du droit américain: la protection accordée aux journalistes par les tribunaux et les lois sur la liberté d'information. Selon la jurisprudence américaine (New York Times v. Sullivan), le premier amendement protège la presse contre un procès en dommages-intérêts sauf si le fait avancé est faux, que le journaliste le savait et qu'il a choisi de le propager malgré tout. Les journalistes européens – suisses en particulier – ne peuvent qu'admirer avec envie. Le Freedom of Information Act (loi sur la liberté d'information) a aux Etats-Unis une portée bien plus étendue que dans tout autre pays, à l'exception de la Suède. Il permet en particulier le déclassement de dossiers «secrets» dans des délais relativement courts. Christopher Hitchens en a fait bon usage.
La guerre inutile au Vietnam
La première accusation portée contre Kissinger n'est pas nouvelle: elle concerne la dernière phase de la guerre du Vietnam, depuis l'élection de Nixon en novembre 1968 jusqu'au désengagement américain de janvier 1973. William Shawcross, en particulier, avait déjà jeté en 1979 quelques pierres dans le jardin de Kissinger à propos du bombardement du Cambodge dans son livre Sideshow. L'attaque ici portée est cependant d'une autre ampleur: Kissinger – trahissant à la fois Rockefeller dont il était l'homme lige et l'administration démocrate qui lui faisait les yeux doux – aurait pris pour le compte de Nixon l'engagement de «mieux» soutenir le président sud-vietnamien Thieu. Celui-ci décide alors de se retirer de la négociation en cours à Paris entre Vietnamiens du Nord et du Sud et l'administration démocrate de Lyndon Johnson. Au gré de messages «secrets» transmis à Thieu par des intermédiaires des plus pittoresques – Anna Chennault, par exemple, «madame le dragon», et quelques autres – Hitchens accuse ainsi Kissinger d'avoir fait capoter la négociation de 1968 afin d'assurer l'élection de Nixon en affaiblissant le démocrate Humphrey. En janvier 1973, Nixon et Kissinger conclurent un accord en tous points semblables à celui qu'ils avaient torpillé en 1968. Entre- temps, 20 763 Américains et 507 490 Vietnamiens du Nord et du Sud trouvèrent la mort durant quatre années de guerre inutile.
Le «bombardement de Noël» (hiver 1968/69) est présenté comme une manœuvre cynique destinée à montrer au Congrès et au président Thieu la détermination de la nouvelle administration. Hitchens démontre le rôle essentiel de Kissinger dans cette initiative, incontestablement contraire aux Conventions de Genève, qui interdisent les actes de guerre contre la population civile. Il en va de même des bombardements «secrets» du Cambodge et du Laos, ainsi que de l'invasion qui suivit (350 000 victimes civiles au Laos et 600 000 au Cambodge) en 1969 et 1970, de l'usage massif des défoliants, des opérations de «pacification» de la CIA (l'infâme programme «Phoenix» qui a fait 35 708 victimes vietnamiennes et dont William («Bill») Colby refusait de parler en 1990 encore lorsque j'essayais d'aborder le sujet avec lui). Rien de tout cela n'est inconnu dans son principe, mais la démonstration de Christopher Hitchens s'appuie sur des pièces et des témoignages nouveaux, qui paraissent dangereusement convaincants: il n'en a guère fallu plus pour valoir à Milosevic les ennuis judiciaires que l'on sait.
Les «coups mafieux» au Chili
De simplement convaincante qu'elle était, la démonstration devient ici accablante: lorsque Salvador Allende est démocratiquement élu (36,2% des voix) à la présidence du Chili en septembre 1970, Kissinger prend la tête de la croisade américaine pour «purger» le pays de cet homme de gauche. Passe encore en ces temps de guerre froide, mais comment justifier le meurtre du général chilien René Schneider, officier loyaliste et démocrate, qui refusait d'entrer dans le complot destiné à porter au pouvoir un certain Pinochet?
C'est pourtant ce qui fut fait: Kissinger met d'abord en place une diplomatie «sur deux voies» (two track diplomacy). Officiellement, l'ambassadeur américain au Chili, Edward Korry, reçoit des instructions tout ce qu'il y a de plus traditionnelles: désapprobation américaine face au gauchisme d'Allende, mais respect de la démocratie. En réalité, une série de coups tordus dignes d'un roman d'espionnage se prépare, sous la direction de Kissinger: la CIA fournit mitrailleuses, grenades et autres instruments de la démocratie à un quarteron de généraux fascistes, qui préparent l'enlèvement et le meurtre de René Schneider. Les armes sont «stériles» – c'est-à-dire sans numéros pouvant en confirmer la provenance – et les hommes de main reçoivent 50 000 dollars en liquide quelques jours avant la disparition de Schneider.
Des méthodes dignes du KGB, utilisées à la demande du ministre influent d'une démocratie modèle, dont Hitchens montre avec quel cynisme il put, par la suite, tenir des propos doucement critiques sur les «droits de l'homme» au Chili, tout en disant d'avance à Pinochet de n'en tenir aucun compte. Comment, aussi, il encouragea la création d'une «sécurité internationale» des dictatures de l'époque (Chili, Paraguay, Honduras, etc.) tout en sachant qu'elle visait avant tout à éliminer des opposants, y compris sur territoire américain. L'image du diplomate tout occupé à quelque méditation planétaire en prend un sérieux coup.
Cynisme à Nicosie
De 1967 à 1974, la Grèce connut une dictature militaire. L'île de Chypre – Etat indépendant reconnu par l'ONU – avait à sa tête l'archevêque Makarios, qui réussissait assez bien à faire cohabiter la majorité grecque (82%) et la minorité turque (18%). Les dictateurs grecs – le sinistre brigadier Ioannides en particulier – cherchaient à redorer leur blason par un succès à l'extérieur. Ils organisèrent donc le coup d'Etat contre Makarios du 15 juillet 1974, qui provoqua l'intervention turque, un bref conflit militaire entre la Grèce et la Turquie, ainsi que la partition de Chypre.
Christopher Hitchens expose la duplicité de Kissinger: mentant dans ses Mémoires sur cet épisode, le ministre connaissait le complot contre Makarios et ne fit rien pour le décourager. Il tenait à maintenir de bonnes relations avec la dictature grecque, qui accueillait la sixième flotte dans ses ports et la partition de Chypre lui était indifférente. Tout autant d'ailleurs que les massacres, les viols et les exactions de toutes sortes que l'armée turque commit dans l'île en 1974.
Cynisme de Realpolitiker peut-être, cette attitude peu glorieuse s'accompagne d'un épisode franchement nauséabond: la dictature grecque soutenait financièrement le candidat Nixon. Dès 1968, Thomas («Tom») Pappas, son fidèle allié aux Etats-Unis, verse en cash 549 000 dollars à John Mitchell – futur ministre de la justice, le premier et le seul dans l'histoire du nouveau continent qui ait fini sa carrière en prison… – pour la campagne de Nixon. Pappas fait nommer ambassadeur à Athènes Henry Tasca, qui soutiendra bec et ongles la dictature grecque jusqu'à sa fin.
A Washington, un journaliste grec courageux, Elias P. Demetracopoulos, conduit le lobby contre la dictature. Infatigable, il ne perd aucune occasion d'en dénoncer les méthodes et les crimes. En juin 1970, il est déchu de la nationalité grecque. Les services secrets de Ioannides veulent l'enlever à Washington et le transporter en sous-marin jusqu'en Grèce (!). Obtenus de source grecque, un télégramme des «services» hellènes au moins et d'autres pièces recoupées entre elles suggèrent fortement que Kissinger était au courant et ne voyait pas d'un mauvais œil la disparition de ce gêneur.
Kissinger a en effet présidé de 1969 à 1976 le «Comité 40» (baptisé du numéro de la pièce où il se réunissait). Cet organisme plus ou moins secret comprenait le chef d'état-major général, le commandant des forces aériennes, le ministre adjoint de la Défense, celui des Affaires étrangères et le directeur de la CIA (William Colby). Nixon y fit même siéger son ministre de la justice, John Mitchell. Dans les affaires chilienne, grecque et autres, on trouve ce «Comité 40» au centre de ce qu'il faut bien appeler un arsenal de coups tordus dignes du crime organisé. Quand on prend la tête de ce genre d'organisme, il faut sans doute s'attendre à ce que l'histoire vous rattrape un jour ou l'autre.
Bain de sang au Bangladesh
En décembre 1970, le gouvernement militaire du Pakistan se risque à organiser des élections, en vue d'une passation de pouvoir à des civils élus. Au Pakistan oriental (l'actuel Bangladesh), la ligue Awami du cheik Mujibur Rahman remporte une victoire écrasante. Le 1er mars 1971, le général Yahia Khan annule alors la convocation du parlement nouvellement élu. Le 25 mars, Rahman est arrêté; les journalistes étrangers sont expulsés de Dacca et le massacre commence: le chiffre exact des victimes est contesté, mais il se situe entre cinq cent mille et trois millions, sans compter des millions de réfugiés partis vers l'Inde.
Archer Blood, consul général à Dacca, envoie des télégrammes pathétiques à Kissinger, dénonçant le génocide qui se commet sous ses yeux et réclamant que les Etats-Unis le condamnent. Mal lui en prend, car il est déplacé aussitôt.
Ce que Blood ne sait pas c'est qu'en avril 1971, l'équipe américaine de ping-pong a accepté une invitation à se rendre en Chine populaire. Ce sera le premier pas vers le voyage triomphal de Nixon en Chine en 1972 et l'établissement de relations diplomatiques entre la Chine et les Etats-Unis. Les contacts de l'époque entre Américains et Chinois passent par la diplomatie pakistanaise. Que pèsent dans ces conditions les quelques centaines de milliers de métèques massacrés par «nos amis» pakistanais?
Timor: les mensonges de «Dear Henry»
Kissinger a toujours soutenu avoir été pris par surprise lorsque l'Indonésie de Suharto envahit le Timor-Occidental le 7 décembre 1975 et ne s'être jamais entretenu de cette question avec les autorités indonésiennes avant l'invasion. Outre l'assassinat de plusieurs journalistes australiens, l'armée indonésienne ne fit pas dans le détail: meurtres, tortures, pillages systématiques, viols firent au moins deux cent mille morts. Christopher Hitchens montre que Kissinger a menti effrontément: lors des entretiens entre Gérald Ford, Kissinger et Suharto de décembre 1975, la question du Timor-Occidental fut bel et bien abordée. Suharto eut l'aval du ministre américain et de son faible président. Obtenue du ministère des affaires étrangères grâce au Freedom of Information Act, la transcription des conversations du 6 décembre 1975 avec Suharto montre que le Timor fut bel et bien abordé. En quels termes? Même la libérale Amérique a censuré ce passage pour l'instant.
La parole aux tribunaux?
Selon la loi américaine qui régit les dommages subis par des personnes de nationalité étrangère (Alien Tort Claims Act), les tribunaux fédéraux américains sont compétents pour connaître des procès intentés par des étrangers pour violation des lois américaines ou du droit international. Ce texte légal, ancien (1948) et concis (un article), a pu être essayé contre le président du Zimbabwe Robert Mugabe, contre Radovan Karadzic et même contre le Haïtien Aristide, sans grand succès d'ailleurs. Il reste à démontrer que les tribunaux américains accepteraient d'en faire usage contre leurs propres gouvernants, fussent-ils à la retraite. On peut en douter, mais Hitchens tient pour probable une action en justice des victimes de la dictature chilienne et de la famille du général Schneider en particulier. Si tel est le cas, affaire à suivre.
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