«Les riches toujours plus riches, et les pauvres toujours plus pauvres…» Sortons les bannières et les sifflets! Indignons-nous! C’est le prêche que nous adresse régulièrement Oxfam, le mantra selon lequel «le nombre de milliardaires n’a jamais été aussi élevé, et leur richesse atteint aujourd’hui un niveau record. En parallèle, les personnes démunies le sont de plus en plus.» Ce refrain est repris en chœur par la gauche, qui a vite fait d’attribuer la vague populiste aux «injustices causées par les politiques néolibérales» dont les inégalités seraient la face la plus hideuse. Elle voit dans les inquiétudes présentes la possibilité d’un grand soir redistributeur, et peu lui importe que les classes populaires se soient d’abord choisi Trump et Blocher – deux milliardaires.

Comment discerner ses élans sincères de l’idéologie trop souvent répétée (et entendue)? Peut-être en apportant quelques retouches à ce diable, si rouge, qu’elle peint volontiers… Les inégalités de revenus à l’échelle du monde (si l’on considère l’ensemble des êtres humains) déclinent continuellement depuis le début des années 1990. En effet, le coefficient de Gini (allant de 0, égalité parfaite, à 100, une personne concentre tous les revenus) est passé de 70 en 1988 à 63 en 2013. Le rythme de cette grande convergence entre hauts et bas revenus s’est même accéléré depuis 2008.

Il est aisé de comprendre derrière ces chiffres l’extraordinaire ascension des marchés émergents, Inde et Chine en tête. L’évolution à long terme au sein des économies développées est pourtant similaire: tous les grands pays occidentaux – à l’exception peut-être des Etats-Unis – ont vu la proportion des revenus totaux perçue par le fameux top 1% largement décroître au cours du siècle dernier.

Qu’en est-il de la Suisse?

Le sentiment contraire si répandu, celui d’une dégradation généralisée, s’explique en partie par un mouvement bien réel. Lors de la période 1985-2008, les inégalités se sont ainsi creusées dans la plupart des pays développés. Mais cette tendance semble montrer un nouveau revirement: les Etats membres de l’OCDE connaissent en moyenne une légère baisse des inégalités depuis la crise, tant lorsque l’on considère le coefficient de Gini que lorsque l’on compare les 20% de revenus les plus copieux avec les 20% les plus modestes. L’écart de revenus se resserre notamment au Royaume-Uni, en Belgique ou au Canada, alors qu’il s’étend en Allemagne, en Espagne, et bien sûr aux Etats-Unis.

C’est la réduction de la pauvreté – et non des inégalités – qui devrait seule nous intéresser

Qu’en est-il de la Suisse? On peut lire sous la plume de l’Office fédéral de la statistique que «le degré d’inégalité est resté globalement stable» depuis vingt ans: «léger recul de l’inégalité jusqu’en 2001, légère augmentation de 2003 à 2007 et de 2009 à 2013, suivie d’une stabilisation – ou tendanciellement d’un recul minime de l’inégalité». Mieux, poursuit l’OFS: entre 2008 et 2016, «les 10% des personnes les mieux payées ont vu leur rémunération augmenter de 6,3%. Les salariés appartenant à la «classe moyenne» ont connu une augmentation salariale de 6,9% alors que la hausse des salaires pour les 10% des personnes les moins bien payées se monte à 9,9%.»

Ainsi, les bas salaires progressent en proportion une fois et demie plus vite que la catégorie des «top managers». Difficile d’y voir là les ravages du «système capitaliste débridé» dénoncé par Christian Levrat

Rangeons les bannières!

Tous ces chiffres sur les inégalités de revenus sous-estiment encore les fruits du développement économique dont chacun peut jouir pareillement. Ils ne prennent en compte ni l’abaissement des coûts réels ni l’amélioration de la qualité de nombreux biens. On n’y trouve nulle part que l’on peut désormais converser gratuitement avec un interlocuteur distant de 10 000 kilomètres, alors que les communications internationales étaient fort dispendieuses dans un passé même récent. Pas plus que n’y apparaît l’incroyable diversité musicale proposée par YouTube ou Spotify, à une fraction du coût d’achat d’un seul CD. EasyJet, Uber et Airbnb ont rendu abordables des prestations autrefois réservées aux privilégiés.

Que dire enfin de Nathan Rothschild, l’homme le plus riche du monde quand il est mort en 1836, dont l’entière fortune n’a pu procurer les antibiotiques aujourd’hui accessibles à tous? La classe moyenne de 2019 vit bien mieux que les nantis du XIXe siècle. Jamais sans doute dans l’histoire la santé, le savoir ou le divertissement n’ont été si largement répartis qu’à notre époque.

Quoi qu’il en soit, la place donnée au débat sur les inégalités nous détourne de notre ambition véritable. C’est en effet la réduction de la pauvreté – et non des inégalités – qui devrait seule nous intéresser. L’inverse, c’est accepter que les pauvres soient plus pauvres pour autant que les riches soient moins riches… Rangeons les bannières!


Matthias Lanzoni est étudiant à la Faculté HEC de l’Université de Lausanne.


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