Un téléphone, une adresse de courrier électronique et le nom d'une entreprise fictive suffisent-ils pour se procurer une arme biologique sur Internet et se muer en bioterroriste? Oui, si l'on en croit une enquête du Guardian, publiée mercredi dernier. Un journaliste du quotidien britannique a demandé à une société de biotechnologies de recréer un morceau de code génétique. Ce segment constituait une bribe du très contagieux virus de la variole, ce qu'ignorait la firme sollicitée. Sans se préoccuper, celle-ci a réalisé la commande, et l'a renvoyée par le poste! Cette affaire met en évidence les potentialités et les lacunes actuelles entourant certains domaines des biotechnologies.

• Recréer la vie «de novo»

Les progrès fulgurants réalisés ces dernières années rendent aujourd'hui possible une manipulation ciblée des éléments de base du vivant: cellules, gènes, protéines, etc. On sait par exemple depuis 1978 comment «réécrire» une phrase d'ADN, le code génétique de chaque organisme vivant, avec les lettres que sont les bases (nucléotides) A, C, T et G. Sans cesse, ces techniques gagnent en rapidité et voient leurs coûts baisser.

Il est déjà possible de fabriquer de novo le génome d'un virus. Mais les biologistes visent plus loin: bricoler de toutes pièces des bactéries voire des cellules. Ces idées d'ingénierie ont été regroupées sous le terme de «biologie synthétique». Cette nouvelle discipline pourrait déboucher sur des applications en médecine ou dans le domaine des énergies (lire LT du 9.3.2006).

Un de ses premiers succès fut la recomposition, en 2002, du virus de la poliomyélite par des chercheurs américains. En octobre dernier, le virus de la terrible grippe espagnole de 1918 a été ressuscité (LT du 6.10.2006). Et si aujourd'hui c'est un fragment du génome de la petite vérole, éradiquée en 1977 mais dont il existe encore des souches dans deux laboratoires de haute sécurité, qu'a pu faire confectionner le Guardian, la raison est simple: les «plans de fabrication» de tous ces micro-organismes (leur séquence ADN) sont accessibles à tout un chacun dans les bases de données et revues scientifiques.

• Bénéfice versus risques

Les y faire figurer est-il raisonnable? «Dans chaque cas, il a été décidé que les bénéfices que pourrait retirer la communauté scientifique de ces informations, en développant des médicaments par exemple, surpassaient les risques à les rendre publiques», estime Ursula Jenal, consultante en biosécurité à Bienne. En le répétant dans un éditorial de la revue Science, Philip Sharp, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston, note malgré tout: «La crainte existe qu'un groupe terroriste convertisse ce savoir en une nouvelle pandémie.» C'est cette possibilité, et surtout la facilité qui la caractériserait, qu'a voulu démontrer le journaliste britannique. Sans toutefois y parvenir vraiment, selon plusieurs experts.

• Plus théorique que réaliste

Le brin d'ADN qu'il s'est procuré, en se faisant passer pour un chercheur factice, contient seulement 78 paires de bases. «C'est la longueur typique des molécules d'ADN que l'on peut obtenir», explique Sven Panke, professeur de biotechnologie à l'EPF de Zurich. On est donc très loin d'un virus de la variole vivant, dont le code génétique contient 185000 nucléotides. Et pour passer de l'un à l'autre, plusieurs étapes restent incontournables.

«D'abord, il faut se procurer tous les brins d'ADN nécessaires à reconstruire le génome entier», indique Ursula Jenal. Une approche ennuyeuse, qui impliquerait de contacter un grand nombre d'entreprises aptes à en synthétiser, afin d'éviter d'éveiller les soupçons. Autre possibilité: trouver à acheter une machine idoine et faire le travail soi-même, ce qui prendrait du temps…

A supposer que tous ces bouts d'ADN soient réunis, ils ne forment pas encore une entité fonctionnelle. «Il faut les recombiner dans des expériences impliquant des bactéries», poursuit la consultante. C'est ainsi que, en appondant des pièces longues de 70 nucléotides, le puzzle du virus de la polio et ses 7741 bases a pu être achevé. «Mais faire de même avec celui de la variole, 24 fois plus long, est une autre affaire, confie un expert en armes biologiques qui souhaite garder l'anonymat. Car passé un certain seuil, la synthèse se complique. Des phénomènes biochimiques peuvent créer des problèmes de stabilité.»

Et le spécialiste de poursuivre: «Disposer uniquement d'un génome correspond à avoir une voiture sans essence.» Il s'agit en effet de parvenir à activer ce code génétique, dans un environnement contenant des éléments particuliers (enzymes, protéines, etc.). «Pour que le virus vive et se reproduise, il faut injecter son patrimoine génétique dans des cellules que l'on sait être propices à cette étape, comme les cellules cancéreuses, qui ne cessent de se répliquer. A nouveau, c'est beaucoup plus ardu avec un virus complexe comme celui de la petite vérole», détaille Ursula Jenal.

Problème: si les premières étapes peuvent être réalisées dans un laboratoire assez basique, cette dernière phase requiert un dispositif de haute sécurité. Il s'agit en effet pour ceux qui fabriqueraient un tel virus de ne pas être les premiers à en être infectés… Or de telles infrastructures coûtent très cher. Ce qui fait dire à Sven Panke: «Si quelqu'un désire se doter d'une arme biologique, il y a d'autres moyens plus simples et moins chers que de recréer ces virus.» Sans compter qu'il existe des vaccins pour les contrer. Et l'expert en armes d'ajouter, inquiet: «Certaines substances nocives, l'anthrax ou des toxines botuliques, peuvent être simplement commandées sur Internet…» En résumé, la situation est similaire à celle concernant la bombe atomique: théoriquement, la recette de fabrication, connue et accessible, est applicable. Mais la mise en œuvre technique nécessite un savoir-faire et des infrastructures très spécifiques et onéreuses.

• De nouvelles régulations?

Le développement de ce nouveau domaine qu'est la biologie synthétique est toutefois si novateur et rapide que certaines questions se posent concernant la nécessité de nouvelles régulations. Chaque jour dans le monde, des centaines de brins d'ADN sont légitimement commandés aux sociétés spécialisées par des scientifiques qui en ont besoin pour leurs recherches. Dans certains pays, comme l'Allemagne, ce commerce est régulé. «Avant de délivrer les séquences requises, nous exigeons des clients une autorisation d'utilisation délivrée par l'institution dans laquelle ils travaillent, et une confirmation au niveau gouvernemental», dit Patricia Nick, responsable des ventes chez GeneArt, société allemande qui synthétise du matériel biologique.

Sur le plan international en revanche, aucune contrainte formelle n'impose à ce type d'entreprises d'examiner à quel organisme les séquences d'ADN produites pourraient correspondre. «La majorité contrôlent les longs brins à des bases de données existantes, mais avant tout dans un souci d'efficacité, pour vérifier si la séquence générée est correcte», explique l'expert en armes biologiques. Pour des questions de temps et de ressources, les séquences comportant moins de 100 paires de bases sont rarement vérifiées systématiquement.

«Ce serait impossible de le faire et de «tourner», admet dans le Guardian Alan Volkers, directeur de VHBio Ltd, la société britannique qui a fabriqué la séquence d'ADN incriminée. Mais nous nous plierions bien sûr aux régulations qui seraient introduites.» En novembre dernier, le magazine New Scientist a passé en revue 12 compagnies similaires en Amérique du Nord et en Europe. Seules cinq effectuaient des vérifications méthodiques; trois ont avoué ne jamais s'y astreindre.

• Des garde-fous suffisants?

Les pontes de la biologie synthétique sont eux-mêmes conscients de ce manque de règlement concernant le commerce d'ADN synthétisé. Selon eux, le même risque avait déjà été évoqué lors des travaux autour du virus de la polio. «En ce sens, le Guardian ne démontre rien de plus», estime Drew Endy, professeur au MIT, qui a d'ailleurs refusé de conseiller le journaliste britannique. Réunis en congrès fin mai à Berkeley (Etats-Unis), ces scientifiques ont adopté une déclaration d'intention d'autorégulation. «Nous demandons notamment que tous les chercheurs concernés boycottent les sociétés ne contrôlant pas leurs commandes», indique Drew Endy.

Peu avant ce symposium, une coalition de 35 organisations écologiques et éthiques ont, dans une lettre ouverte, jugé ce garde-fou insuffisant: «Les chercheurs créant de nouvelles formes de vie ne peuvent pas agir comme juges et parties, commente Sue Mayer, directrice de l'ONG anglaise GeneWatch. Les implications sociales et environnementales liées à ces armes biologiques sont trop importantes pour être laissées à des scientifiques bien intentionnés mais intéressés.» Répondant au Guardian , Colin Blakemore, chef du Conseil britannique de la recherche médicale, estime aussi qu'«un tel code de conduite n'est pas la bonne manière d'approcher le problème. Nous avons besoin d'une protection indéréglable contre les comportements fortement anormaux.»

A l'EPFZ, Sven Panke n'est pas de cet avis: «Le problème est surtout sensible en Amérique du Nord. En Europe, cette technologie, qui n'est en réalité pas nouvelle, tombe la plupart du temps sous le coup de la législation sur les organismes génétiquement modifiés (OGM), ou sous celle interdisant la détention d'organismes pathogènes ou dangereux. Ce qui n'empêcherait bien sûr pas des personnes mal intentionnées de se les procurer. Mais le commerce de l'ADN ne donne pas une nouvelle qualité à la menace bioterroriste.» De son côté, Drew Endy ne nie pas que le sujet doive être débattu publiquement. Mais, qualifiant cet article de «journalisme irresponsable», il craint que «de mauvaises régulations ne prétéritent avant tout les chercheurs, et déplacent cette technologie sur les marchés gris ou noirs».

Et en Suisse? «Nous observons ces recherches constamment, au cas par cas, indique Karoline Dorsch, de la Commission fédérale d'experts pour la sécurité biologique. Pour l'instant, il n'y a pas lieu d'agir dans l'urgence.» A l'Office fédéral de la santé publique, on ne veut pas se prononcer pour l'instant; une réflexion est en cours.

• Déficit d'image en vue

Tous ces protagonistes tombent pourtant d'accord sur un point: alors que la «biologie synthétique» est encore en plein balbutiement, elle souffre déjà d'un déficit d'image suite à cette affaire. Même si les risques qu'elle laisse entrevoir sont encore plus théoriques que concrets. «Mais pour combien de temps encore, vu les progrès des biotechnologies?» se demande Barbara Bordogna Petriccione, chef de projet au Réseau interdisciplinaire de biosécurité, basé à l'Université de Genève.

Et de conclure: «Ce type de développement scientifique devra être accompagné d'une réflexion éthique approfondie sur la notion même de vivant et sur notre rapport à ce dernier. En effet, une dimension supplémentaire est ajoutée à travers l'objectif explicite de créer de la vie de novo. Poussant à l'extrême une vision mécaniste du monde, la biologie synthétique semble caresser le rêve d'écarter la part d'ignorance et d'incertitude qui caractérise tout processus complexe, en particulier le vivant. Comment sera-t-elle accueillie? Quelles seront les réponses apportées aux nombreuses questions soulevées? Le débat est ouvert, et il mérite d'être aussi large et diversifié que possible.»

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