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Investir en philanthropie? Un débat de fonds

Suivons notre chroniqueuse à un rendez-vous de travail et un colloque. Où se posent les questions cruciales de l’utilisation des fonds dont disposent les organisations à but non lucratif. Consacrer la totalité de leurs moyens à leurs projets est-il un gage d’efficacité? Ne devraient-elles pas plutôt investir une partie des dons qu’elles reçoivent dans leur propre développement?

Il y a plus d’un an paraissait un article au titre audacieux: «The Nonprofit Starvation Cycle» dans la très sérieuse Stanford Social Innovation Review (Automne 2009). Les auteurs Goggins Gregory Ann et Howard Don y dénonçaient la conviction qu’ont certains donateurs: l’efficacité d’une action philanthropique est inversement proportionnelle à ses coûts administratifs. De leur côté, certaines organisations sans but lucratif se targuent de ne presque rien dépenser pour leur propre structure. Une doctrine qui comporte des risques: attentes irrationnelles des donateurs, efficacité réduite des organisations à but non lucratif, menaces sur leur pérennité et celle des projets soutenus. Qu’en est-il dans ma pratique quotidienne?

Lundi midi. Rencontre avec un client qui m’a mandatée pour accroître l’efficacité des engagements poursuivis par son organisation philanthropique. Créée trois ans plus tôt avec succès, elle rencontre des difficultés de croissance. Au cours des semaines précédentes, nous avons évalué le chemin parcouru, révisé et adapté la mission poursuivie, remis à plat la stratégie. Le nouveau plan est ambitieux, le pari hors du commun, et je me réjouis d’accompagner cette évolution. Reste à aborder aujourd’hui le volet sensible des «opérations»: jusque-là le travail a été accompli sur une base bénévole. Faisant moi-même du bénévolat depuis 25 ans – en parallèle à mon travail –, je mesure le travail accompli.

Le client attend mon analyse. Or ma remarque centrale est que pour se développer, l’organisation doit se professionnaliser (et donc investir) en engageant une personne qualifiée, en plus des bénévoles. Je sais le sujet très sensible pour mon client comme pour les bénévoles et les autres donateurs, fiers de pouvoir déclarer que tous les fonds récoltés sont destinés aux projets soutenus. Dépenser moins serait-il vertueux? Cette notion est trop souvent prise pour un gage d’impact en lieu et place de la question: les objectifs énoncés sont-ils atteints et de quelle manière?

Je décide de contourner l’obstacle en orientant la discussion vers la gestion des bénévoles. Dans un premier temps, des exemples réjouissants sont mis en évidence. Après quoi, des thèmes plus délicats sont dévoilés avec pudeur… voire culpabilité vis-à-vis de leur générosité. Les difficultés viennent de leur disponibilité variable, de la fatigue de certains, de l’adéquation entre leur profil et les besoins de l’organisation, de la lenteur qui découle de ces facteurs combinés, etc. Progressivement, le consensus se fait autour du besoin de distinguer ce qui est du ressort des bénévoles de ce qui représente un travail de spécialiste rémunéré. Concevoir les frais administratifs comme partie intégrante de l’efficacité de l’organisation et donc des projets soutenus offre de nouvelles bases de discussion qui débouchent sur une action concrète. En réalité, plus que l’investissement financier en soi, c’est la notion de professionnalisation qui a opposé le plus de résistance.

Vendredi de la même semaine, j’assiste à une rencontre entre associations qui exposent leurs difficultés en matière de recherche de fonds. J’oriente la discussion vers l’importance d’investir du temps et des ressources pour identifier le public cible (donateurs), suivre une stratégie créative, construire une communication transparente autour du travail accompli et des objectifs futurs, etc. La discussion est animée. J’observe que la plupart des associations n’imaginent pas disposer des ressources pour s’engager dans de nouvelles manières de faire: manque de temps, manque de bénévoles ayant ce type de compétences et, bien sûr, les fonds disponibles sont réservés aux projets soutenus (et non au développement de l’organisation).

Plus qu’une réalité raisonnée, c’est une culture qui s’exprime en bloc. Et cela me fait réagir pour deux raisons: d’une part, à l’heure d’internet, il est possible de renouveler ses connaissances théoriques gratuitement en ligne, de participer à des «webinars» (Séminaires de formation en ligne) pour un montant modeste. De l’autre, parce qu’une organisation qui investit dans son savoir-faire s’adapte et se développe. Loin de gaspiller l’argent confié par ses donateurs, elle y ajoute de la valeur, à condition que ces investissements en temps et en argent soient judicieux, raisonnables et communiqués de manière transparente aux donateurs qui pourront ainsi en évaluer l’utilité.

En fin de soirée, un responsable d’association me pose la question à laquelle je m’attends: serai-je disposée à travailler… bénévolement?

On me demande souvent ce qu’est une organisation «digne de confiance». Elles sont heureusement nombreuses. La réponse est toutefois complexe car elle dépend de ce sur quoi nous basons notre confiance. Une bonne organisation investit la plus grande partie de ses fonds dans des projets dont l’efficacité est avérée. Elle confie cette responsabilité à des personnes qui non seulement adhèrent à sa mission mais dont l’expérience est adaptée, dont le professionnalisme permet d’avancer efficacement, dont la connaissance du domaine permet d’identifier/d’éviter/de résoudre les problèmes, etc. Cette approche s’inspire de la «nouvelle philanthropie», tendance apparue il y a une dizaine d’années sous la houlette de philanthropes entrepreneurs imprégnés de modèles venant du privé.

Confierait-on son divorce à un avocat bénévole, sa voiture à un mécanicien bénévole… son patrimoine à un banquier bénévole?