La vidéo montrant la destruction de statues du musée archéologique de Mossoul, suivie de l’annonce du saccage d’une cité antique, a scandalisé le monde. Entre les démonstrations filmées et le trafic plus discret et lucratif, l’Etat islamique fait preuve d’une stratégie bien rodée

Rendre compte de l’état du patrimoine matériel de l’Irak et de la Syrie alors que des milliers de civils meurent ou prennent le chemin de l’exil n’est peut-être pas une priorité. Toutefois, l’opinion occidentale reste scandalisée par la destruction de statues à Mossoul et des ruines de la cité antique de Nimrud par l’Etat islamique (EI): après les vidéos de décapitation, voilà que ses soldats détruisent le passé de l’humanité.

La destruction du taureau ailé à tête humaine de la porte de Nergal de l’antique Ninive, capitale de l’Empire néo-assyrien (dès le VIIe siècle av. J.-C.), a été rapidement comparée à celle des Bouddhas de Bamiyan par les talibans afghans en 2001. Cette vidéo publiée le 27 février daterait en fait de l’été 2014, peu après la prise de Mossoul par les soldats de l’EI. Des habitants de Mossoul avaient déjà rapporté à cette époque la destruction du taureau ailé.

Un tel document vidéo participe d’une stratégie de communication bien rodée des dirigeants de l’EI, car la faire paraître maintenant permet de continuer à occuper l’espace médiatique. La réponse des adversaires de l’EI n’a pas tardé: le Musée de Bagdad a rouvert ses portes au public dimanche passé, plus tôt que prévu, après douze ans de fermeture. On se souvient de l’indignation qu’avait provoquée le pillage de cette institution en 2003, quand environ 15 000 objets furent volés alors que les soldats américains occupaient déjà la ville. Les autorités irakiennes n’ayant pu en récupérer qu’environ 4300, plus de 10 000 témoins de l’antique Mésopotamie, berceau de notre civilisation, ont ainsi été perdus. Le taureau ailé n’est donc pas un cas isolé. Cette région connaît en effet de nombreux actes de déprédations ou de pillage depuis la première guerre du Golfe, lesquels n’ont fait que s’accentuer avec le début de la guerre civile en Syrie.

La vidéo de l’EI montre également la destruction de plusieurs statues, dont on a dit qu’il s’agissait de moulages ou de copies modernes en plâtre d’originaux, conservés soit à Bagdad soit dans des musées européens. Cela est surtout vrai pour les reliefs et statues datant de l’époque néo-assyrienne. Par contre, les statues provenant de la ville de Hatra, située dans l’actuelle province de Ninive en Irak et datant du début de notre ère, étaient pour la plupart des originaux.

La statuaire de ce royaume vassal de l’Empire Parthe, dont Hatra constituait la capitale, est unique, puisqu’elle est le fruit de différentes traditions occidentales et orientales, mais n’a été que très peu étudiée. Autant dire qu’elle ne le sera sans doute jamais. Enfin, ce que la vidéo ne montre pas, ce sont tous les objets qui étaient entreposés dans ce musée, parmi lesquels des centaines de tablettes cunéiformes, supports de la plus ancienne écriture au monde, dont on ne sait si elles sont toujours au musée ou si elles ont été vendues sur le marché noir des antiquités.

Et c’est là que réside un problème central. Le modèle économique de l’EI est essentiellement basé sur la vente du pétrole, mais la vente d’objets d’art en fait aussi partie, même si les montants que génère cette activité restent inconnus. Prenons l’exemple de l’incendie partiel de la bibliothèque centrale de Mossoul il y a quinze jours, où avaient été entreposés plusieurs milliers de manuscrits, livres et journaux légués par des familles locales, rappelant les heures les plus sombres de l’histoire européenne. En réalité, seule une partie aurait été brûlée et nous ignorons ce qu’il est advenu du reste de cette archive. Au vu du pillage des autres bibliothèques de Mossoul où aucun incendie n’a été signalé, on peut supposer que le reste a été vendu ou stocké ailleurs en attendant de trouver un acheteur. En effet, ces biens sont, à la différence du taureau ailé ou des statues, faciles à transporter et à cacher.

Les véritables destructions visent donc avant tout les monuments visibles et imposants, surtout chiites, voire chrétiens. La démolition à l’explosif d’une mosquée abritant la tombe du prophète Jonas en juillet qui avait, selon la Bible, converti au christianisme la ville de Ninive est parmi les actes les plus à même de marquer l’imaginaire occidental. Pourtant, au vu du nombre de mosquées et de sanctuaires chiites détruits, surtout dans la ville de Tal Afar, cet épisode paraît presque anecdotique.

Pour en revenir aux vestiges de l’ancienne Mésopotamie, souvent peu encombrants et facilement transportables, leur trafic a connu un véritable essor depuis la mainmise de l’EI sur l’est de la Syrie et le nord de l’Irak. Ses soldats ne fouillent pas eux-mêmes les sites archéologiques à la recherche d’artefacts, mais chargent la population locale ou des bandes organisées, déjà bien entraînées à ce genre d’opération dans le sud de l’Irak, d’effectuer ce travail. L’EI prélève ensuite un impôt sur leurs découvertes. Outre Nimrud, l’un des plus célèbres de ces sites archéologiques vandalisés est celui de la ville de Mari, centre économique fondé au IIIe millénaire et situé sur l’Euphrate à la frontière syro-irakienne. Cette ville avait été fouillée pratiquement sans interruption depuis 1927 par les Français puis, depuis 2003, avec le concours de l’Université de Genève et du Fonds national suisse. Les photographies satellite prises récemment montrent un site au paysage lunaire et les excavations ont été entreprises le plus souvent directement au bulldozer.

Avec l’Etat islamique, le pillage des sites de l’antique Mésopotamie a probablement atteint son paroxysme. La communauté internationale devra donc agir au plus vite si elle souhaite endiguer ce fléau avant que ne disparaisse tout un pan de notre histoire universelle, mais nos moyens d’actions sont regrettablement limités. On rappellera ici que la Suisse avait eu un rôle important dans le sauvetage des biens culturels afghans avec la création du «musée afghan en exil» de Bubendorf, où quelque 1400 objets d’une valeur de plus 20 millions de francs y étaient entreposés avant de retourner dans leur pays d’origine huit ans plus tard. Faut-il transposer cette expérience à ces régions? Quelle est la faisabilité d’un tel projet?

Plus concrètement, il faut saluer l’effort d’une poignée d’archéologues qui, à la frontière syro-turque, forment des Syriens dont la mission est de rendre compte des dégradations, voire de protéger certains vestiges en les enterrant ailleurs, tout en ayant noté leurs coordonnées GPS. Ces Syriens se sont eux-mêmes nommés les Monuments Men, en référence à ce groupe de scientifiques qui devaient aider à récupérer les biens volés par les nazis. Reste que ces efforts semblent malheureusement dérisoires face à l’immensité du territoire géographique à couvrir…

Dans ce contexte, les rencontres* qui se tiendront en Suisse en juin prochain en présence des acteurs concernés (archéologues, assyriologues et responsables officiels du patrimoine des pays touchés) se profilent comme une note d’espoir.

* Durant la 61e Rencontre assyriologique internationale qui aura lieu aux Universités de Genève et Berne, deux sessions ouvertes au public seront consacrées à la sauvegarde du patrimoine irakien et syrien (25 et 26 juin à Berne). http://rai.unibe.ch/gb/

Le trafic des vestiges de l’ancienne Mésopotamie, souvent peu encombrants et facilement transportables, a connu un véritable essor depuis la mainmise de l’EI sur ces régions

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