L’arrivée en force du numérique à l’école se situe au confluent de trois courants: d’abord il s’agit d’un énorme marché, et la pression des marques auprès des décideurs est vigoureuse. Ensuite, il s’agit pour l’école de se montrer en phase avec le monde dans lequel elle s’inscrit. Le numérique étant présent partout aujourd’hui, il le sera en classe. Enfin, l’ambition de «lutter contre l’échec scolaire» veut que plus les choses sont à la portée de tous, plus elles sont acceptées et comprises.

Le premier facteur obéit à la loi du marché qui sait pertinemment que l’obsolescence des produits numériques enchaîne pour la longue durée ceux qui en sont captifs; c’est la loi de la consommation et du développement sans vision du long terme. L’innovation oblige à remplacer tablettes et ordinateurs.

Une école qui recentre l’enseignement sur les matières fondamentales

Le deuxième facteur est lié à la conception de l’école: s’ouvrir à tout ce qui se fait ou bien se refermer momentanément au monde extérieur, le temps de la rencontre de l’élève avec les matières enseignées?

C’est une question récurrente parce que la réponse se trouve sans doute dans un subtil équilibre et que l’équilibre, avec les innovations technologiques et les théories plus ou moins ubuesques sur l’enseignement, est sans cesse brisé. J’ai toujours prôné une école qui recentre l’enseignement sur les matières fondamentales et évite, pour des raisons de structure intérieure des élèves, trop de dispersion.

Régression en matière d’exigences

L’hyper information nuit à la formation dans la mesure où pour pouvoir sélectionner ce qui compte dans le flux continu de ce qui nous assaille, il faut une solide culture, capable de faire le départ entre le nécessaire et le superflu. Et plus le numérique entrera dans nos vies, plus cette capacité d’évaluation sera importante.

La lutte contre l’échec scolaire enfin, qui est une bonne chose, s’est cantonnée durant ces trente dernières années à régresser sur ce qu’on exige des élèves. Les exigences pour l’obtention d’un savoir structuré et solide sont apparues comme des outils de sélection, qui laissaient sur le carreau trop d’élèves en difficulté. On a abandonné l’étude des grands auteurs au profit des rubriques journalistiques «qui les concernent»; on a renoncé à l’apprentissage «par le cœur»; on a abandonné les exercices répétitifs au profit d’activités; etc.

Pulsion scopique

Le numérique entre en partie dans cette logique de recul d’exigence, en partie seulement. Car le numérique fait appel à une tendance beaucoup plus forte: la pulsion scopique. Il s’agit de voir, de visualiser, de mettre l’accent sur l’écran qu’on a sous les yeux, de satisfaire notre appel au spectacle. On remplace ainsi la fiction par le virtuel.

La fiction, dans les grands arts qui ont accompagné le destin des hommes, est en fait le résultat de l’exploration des zones de la réalité qui n’ont pas, pour différentes raisons, pu se réaliser. La fiction rend effectives des dimensions de la réalité restées inemployées, mais réelles pourtant.

Un monde qui ne tolère que lui-même

Au fond, lorsqu’on se trouve en présence d’une grande œuvre, on se trouve en face de la réalité qui ne s’est pas produite mais qui aurait pu se présenter. Le pouvoir de la fiction est de rendre tangible et plus dense la réalité.

Le virtuel appartient à un autre genre. Il entend briser son rapport avec le réel. Plus même: il se donne pour ce qui remplace le réel. En fait, le monde virtuel ne se présente pas comme un des mondes possibles. Il est au contraire un monde impossible parce qu’il obéit à d’autres lois, souvent contradictoires.

Les consoles sur lesquelles on joue donnent accès à ce monde virtuel dans lequel on peut même pénétrer, se grimer. C’est un monde bien fait, soigné par l’adresse des graphistes, mais c’est un monde auto référentiel: il ne tolère que lui-même.

L’école doit-elle favoriser cette tendance? J’en doute.


Jean Romain, philosophe, député PLR au Grand Conseil genevois.

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