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Pierre Nora, de l’Académie française, fait l’éloge de Jean Starobinski, qui a reçu hier soir au Victoria Hall le Prix de la Fondation pour Genève 2010. Portrait d’un humaniste européen
Jean Starobinski, quel est le secret de votre grandeur?
de l’Académie française, fait l’éloge du fameux critique littéraire, historien et essayiste genevois,
qui a reçu hier soir au Victoria Hall le Prix de la Fondation pour Genève 2010. Voici le texte intégral de son discours
Mon cher Jean, de toutes les distinctions, de tous les prix qui vous ont été décernés, et Dieu sait s’ils sont nombreux et de toute nature – intellectuels, universitaires et littéraires –, le Prix de la Fondation pour Genève qui vous est remis ce soir est à vos yeux – j’en ai la conviction –, le plus précieux. Il fait sans doute en vous vibrer les cordes les plus sensibles; il relève de la part en vous la plus intime et la plus secrète, celle de votre héritage existentiel et familial, vous qui êtes né à Genève en 1920 d’un père arrivé sept ans plus tôt d’une Pologne alors occupée par les Russes et qui a rencontré ici votre mère, venue elle-même de Lublin. Cette seule indication est lourde de résonances historiques et personnelles.
Ce prix met en relief la profondeur et l’intensité du lien qui vous attache à cette ville. Un lien que l’on pourrait définir en reprenant le titre de l’ouvrage classique d’un auteur que vous avez entendu dans votre jeunesse et qui vous a marqué, le philosophe et historien des sciences Alexandre Koyré: Du monde clos à l’univers infini. Permettez-moi de vous l’appliquer. C’est une manière de dire que votre enracinement, que dis-je, votre confinement volontaire et obstinément défendu dans cette ville, et même dans ce quartier de Plainpalais, a été la condition de votre épanouissement intellectuel, de l’ouverture la plus large à l’Europe entière, dont vous incarnez, en votre personne et dans votre œuvre, le meilleur de la culture et de l’esprit.
Cette ville, vous ne l’avez pratiquement jamais quittée, sauf un séjour de formation à Baltimore, de 1953 à 1956, à Johns Hopkins University. Vous vous y êtes construit un monde à vous. Il faut en effet avoir eu la chance d’être reçu chez vous, rue de Candolle, d’où vous n’aviez qu’à traverser la rue pour vous rendre à l’Université (ce que vous avez tranquillement fait de 1958 à 2005); pour être saisi par l’extraordinaire richesse de votre univers intérieur. J’y ai été moi-même introduit en 1966, quand entré chez Gallimard, je suis devenu votre éditeur et votre ami.
Le rayonnement devait beaucoup à votre épouse, Jacqueline, qui a toujours su combiner son activité d’ophtalmologiste réputée à une présence permanente auprès de vous, discrète et efficace. Elle a toujours été votre première lectrice. Mais il y avait aussi entre les parents et vos trois fils, une atmosphère unique d’attention réciproque, de gaieté, de respect mutuel. Je ne les ai jamais vus exclus de la table ou du salon où défilait tout ce qui passait de mieux à Genève, poètes, philosophes, artistes. Comment s’étonner des personnalités exceptionnelles que chacun est devenu: Michel, oncologue à la Clinique de Carouge, Georges, musicologue à l’Université de Lausanne, Pierre, animateur de projets d’édition et d’exposition, comme celle qui a contribué au rayonnement de l’œuvre de Nicolas Bouvier. Chez vous, la culture était chez elle.
Mais de ce monastère familial, le sanctuaire était à l’étage au-dessous, avec votre atelier de travail, le piano, la bibliothèque de 40 000 volumes, véritable géographie universelle des arts et des lettres, dont on espère bien qu’elle fera, à la Bibliothèque nationale suisse, un «fonds Starobinski» comme il y a déjà aux Archives littéraires suisses, un «centre international d’études Jean Starobinski» en pleine activité.
Genève aura donc été pour vous un milieu protecteur mais aussi nourricier. Elle l’a été dès vos débuts à l’Université; où vous avez été l’élève de Marcel Raymond, auteur central, avec Georges Poulet, de ce groupe de Genève que votre allergie aux écoles vous fait plutôt appeler une amitié au long cours. Et faut-il tenir pour rien votre éternelle proximité avec Jean-Jacques Rousseau, – c’est de lui que tout de vous sort et tout revient, puisque vous lui avez consacré votre premier livre, auquel vous êtes sans doute le plus généralement identifié, et que c’est à lui auquel, après votre Diderot, que j’attends, vous allez consacrer un nouveau livre qui a déjà son titre: Accuser et séduire?
Le lien le plus fécond entre Genève et vous, c’est cependant dans les Rencontres internationales qu’il faut le chercher. Vous les avez présidées pendant trente ans, de 1965 à 1995, après avoir appartenu à leur comité organisateur dès 1949, une charge que vous assumez, dites-vous, comme une «dette publique». Elles ont donc occupé une grande partie de votre vie, en même temps qu’elles ont contribué à faire de Genève une capitale intellectuelle de l’Europe.
L’Europe: c’est loin d’avoir été le thème unique des Rencontres qui se sont donné pour programme tous les aspects de la civilisation contemporaine, lettres, arts, sciences, économie, philosophie. Mais l’Europe dans ses différents états, ses rapports au passé et sa conscience de soi, a été probablement le thème central et l’horizon permanent. Elle est la raison d’être des premières Rencontres qui ne pouvaient se tenir que là, en 1946, au milieu d’un continent dévasté, dans ce pays resté neutre et cette ville à vocation internationale. Elles donnent le ton, avec des personnalités aussi marquantes que Georges Bernanos, Karl Jaspers, Georg Lukács et Raymond Aron. Vous y êtes, je crois, Jean, tout jeune homme, le seul à évoquer l’extermination des juifs. Vous y rencontrez des hommes comme Denis de Rougemont, Gaëtan Picon, Eugenio Montale, que vous n’allez plus cesser de fréquenter. L’Europe a fait l’objet d’auscultations périodiques, en 1985, puis aux lendemains de l’éclatement de l’URSS et de la réunification allemande. Les Rencontres ont joué un rôle capital pour jeter un pont entre l’Est et l’Ouest, donnant aussi bien la parole à des Russes émigrés d’avant la Révolution, comme Nicolas Berdiaev ou Wladimir Weidlé, qu’aux intellectuels polonais comme Leszek Kolakowski ou aux dissidents des années 1980, de même qu’aux représentants du marxisme officiel. La proximité de Bronislaw Baczko, la présence au comité de Georges Nivat, qui vous a succédé à la présidence, tout prouve l’attention constante que les Rencontres ont portée au décloisonnement de l’Europe de l’Est et à l’évolution du monde russe.
«Rencontres»: il faut prendre le mot dans son sens le plus fort. Il ne s’agit pas de colloques ordinaires, comme Pontigny, Royaumont, Cerisy, auxquels elles font cependant penser, mais de rencontres qui duraient au début une bonne semaine, avec concerts, expositions, théâtre, tables rondes, discussions informelles à côté de conférences publiques. L’audience dépassait largement Genève. Elles étaient le noyau d’une constellation qui, à partir du comité d’organisation – qui rassemblait lui-même les compétences les plus variées –, atteignait par le relais des radios et de la presse la France, l’Allemagne, l’Italie. Les Rencontres n’étaient pas seulement internationales, mais interdisciplinaires. La liste des participants que vous avez su réunir ne donnerait pas seulement un annuaire de l’intelligentsia européenne; elle montrerait le glissement progressif de la participation prioritaire des écrivains et des philosophes (Benda, Mounier, Ortega y Gasset, Mircea Eliade) aux universitaires issus des sciences humaines et sociales, puis aux experts de la société et de l’économie. Un véritable reflet d’époque qui mériterait une étude approfondie car rien ne serait plus instructif sur l’évolution de l’Europe, sur les transformations du monde, que l’analyse attentive et systématique des Actes publiés longtemps par les Editions de la Baconnière, puis par L’Age d’homme.
Ces Rencontres sont une institution puissamment originale qui manifeste Genève dans son esprit public, sa tradition de curiosité intellectuelle et son indépendance d’esprit. Mais elles sont aussi et surtout l’image d’un humanisme européen qui est aussi et surtout, mon cher Jean, le vôtre; qui est même votre signe distinctif et la marque de votre personnalité.
Il faut aller plus loin, beaucoup plus loin. Et voir en vous, en votre personne même et votre œuvre, comme un concentré de la culture européenne, une expression quintessenciée de sa tradition critique, qui est la plus spécifique, de Montaigne à Valéry. Car c’est votre œuvre tout entière qui relève de la critique, au sens le plus noble du mot, puisque faite de rebonds sur d’autres œuvres et d’échos infiniment répétés.
Qu’est-ce donc qui fait de vous le plus grand critique aujourd’hui vivant et peut-être le dernier? Si pareille question m’était posée crûment, je distinguerais – au risque d’une simplicité un peu scolaire –, trois traits qui font votre singularité.
Le premier tient, évidemment, de votre double formation, médicale et littéraire. Elles s’opposent, se complètent, se combinent. Vous leur devez probablement votre prédilection pour les thèmes transversaux comme la mélancolie, qui joint la psychiatrie, votre spécialité, l’histoire de la médecine, dont vous avez créé l’enseignement à l’Université, l’art, la littérature et l’expérience de la vie la plus intime et peut-être la plus personnelle. Thème pour vous précoce, puisque vous lui avez consacré votre thèse de médecine, que vous n’avez jamais quitté à travers tant d’études, notamment sur Baudelaire, et que vous n’arrivez d’ailleurs pas à quitter, puisque de ces études vous annoncez toujours le rassemblement sous le beau titre L’Encre de la mélancolie; l’encre avec laquelle votre œuvre entière s’écrit.
Mais c’est sans doute aussi à cette tension fondatrice entre vos deux pôles, médical et littéraire, qu’il faut rattacher le goût des couples antagoniques que relève judicieusement Gérard Macé dans vos récents entretiens. Ils sous-tendent toute votre œuvre, de Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle à Action et réaction, mais aussi le naturel et l’artifice, l’être et le paraître, le masque et la vérité, l’ordre et la variété, que l’on retrouve dans L’Invention de la liberté.
Le second trait chez vous constitutif, c’est le refus d’inféodation à aucune école, de soumission à aucune théorie, à aucun système unique d’interprétation. Il y a fallu du courage, en ces temps marqués par la théorie de la littérature. Toute votre démarche personnelle, votre «méthode», pour employer un mot dont vous vous méfieriez, vient de cette revendication d’indépendance. Elle suppose une réflexion permanente sur votre propre démarche. Et nul plus que vous, auteur de La Relation critique, n’a réfléchi davantage à la vérité inépuisable de l’interprétation, à la nature et à la définition indéfinissable de l’essai qui est votre genre propre. Vous êtes capable de tous les types d’interprétation, philologique, esthétique, historique, psychologique, mais vous ne vous enfermez dans aucune, sensible au débordement perpétuel de signification qu’offre toute œuvre de création; et cette sensibilité fait en définitive de votre propre travail d’interprétation, multiple, subtil et rigoureux une œuvre d’art et de vous-même, un artiste. Ce qui compte, c’est la distance exacte qui vous mène à l’œuvre et qui vous en sépare: on peut reprendre le titre du colloque qu’organise à la rentrée prochaine pour votre 90e anniversaire le Cercle d’études, sous la houlette de Madame Cudré-Mauroux, «A distance de loge». Distance critique et critique de la distance, empathie sans complaisance, c’est ce qui fait votre travail éternellement réflexif et jamais appropriatif, ni narcissique. Votre volonté d’indépendance a été finalement payante, car avec le temps le prestige de votre œuvre et de votre démarche n’a fait que grandir à la mesure de l’effacement des écoles et des théories.
Le troisième et dernier trait qui vous caractérise, me semble-t-il, c’est la familiarité avec tous les genres, littérature, beaux-arts et musique. C’est là un phénomène à ma connaissance unique et qui fait de vous un comparatiste né. Qu’il s’agisse de poésie, celle de Michaux ou de Pierre Jean Jouve, dont vous avez édité l’œuvre poétique et narrative; qu’il s’agisse d’opéra, avec Les Enchanteresses; qu’il s’agisse d’éloquence, celle de la chaire comme celle du barreau, que vous analysez dans le bel essai dont vous avez honoré ma propre entreprise collective des Lieux de mémoire; vous êtes de plain-pied avec toutes les formes de création de la haute culture. Et votre génie, comme celui d’Yves Bonnefoy dont vous êtes très proche, est dans leur croisement et leur rapprochement. L’Invention de la liberté, 1700-1789, par exemple, et Les Emblèmes de la raison initialement commandés par Skira et que j’ai eu le bonheur de réunir dans la «Bibliothèque illustrée des histoires» sont une tentative de conjoindre les beaux-arts et la pensée philosophique au XVIIIe siècle et pendant la période révolutionnaire. Et c’est même d’un choix personnel de tableaux qu’il vous est arrivé de partir, comme les collections du Louvre sur le thème du don fastueux et que vous avez librement commentées sous le beau titre de Largesse.
Mais ces trois particularités, vous les avez fondues pour en faire beaucoup plus qu’un immense savoir, beaucoup plus qu’une œuvre de haute culture, quelque chose que les Allemands appellent une «Bildung» et que je ne trouve pas d’autre expression pour caractériser que celle, maladroite, de spiritualité vécue.
Il y a en définitive, à l’horizon de votre effort, une volonté d’harmonie. Vous n’employez guère ce mot, mais, il est là, pour vous, dans ses deux sens: sagesse vitale débouchant sur l’universel, accord musical. Vous le dites vous-même: «J’ai donc ambitieusement défini ma tâche: conférer à l’essai littéraire, à la critique, à l’histoire elle-même, le caractère musical et la plénitude d’une création indépendante.» Nous y voilà: Montaigne, d’un côté, sur lequel vous avez écrit un si beau livre et, de l’autre, le XVIIIe siècle universaliste, dont vous avez fait votre lieu d’élection.
Mon cher Jean, mes remarques de conclusion s’imposent d’elles-mêmes.
Votre père est arrivé à Genève en 1913, à la veille du grand naufrage de l’Europe. Quelle ne serait pas ce soir sa fierté, près d’un siècle plus tard d’enracinement genevois et de citoyenneté légèrement tardive, de vous voir consacré par Genève, pour être, de l’Europe de l’esprit, la gloire et le salut.
Je vous remercie de tout mon cœur de m’avoir fait l’honneur d’être le porte-parole de sa fierté; de m’avoir fait l’amitié d’être, à mon tour et de ma place, l’interprète de votre propre émotion.
Permettez-moi donc pour finir, Mesdames et Messieurs les membres du jury de la Fondation pour Genève, de vous féliciter d’être allé chercher au sein même de la ville, après tant de célébrités mondiales, son citoyen le plus inattendu et le plus représentatif. Cette ultime consécration achève de faire officiellement de vous, mon cher Jean, ce que vous êtes depuis longtemps pour vos admirateurs et vos amis: une de ces personnalités rares que les Japonais baptisent, par décret impérial, un «trésor vivant».
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