Jean-Rodolphe de Salis, l'intellectuel qui manque à la Suisse
Historien, homme de lettres et de radio, le châtelain de Brunegg aurait eu 100 ans cette année. L'occasion d'évoquer un sage qui avait également l'oreille des politiques, en compagnie de Frank A. Meyer, éditorialiste parmi les plus influents de Suisse.
Il lui aura manqué cinq ans pour contempler le siècle dans son ensemble. Disparu en juillet 1996, Jean-Rodolphe de Salis aurait eu cent ans le 12 décembre. Il laisse derrière lui un solide parcours académique (près de trente ans à la chaire d'histoire en langue française de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich); le souvenir d'une voix à la radio qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, osait commenter librement les événements internationaux; quelques années passées à la présidence de Pro Helvetia et une série de mandats accomplis pour le compte de l'Unesco. Mais Jean-
Rodolphe de Salis a emporté avec lui la recette unique, qui en avait fait, jusque dans les dernières heures de sa vie, une des personnalités les plus écoutées et les plus estimées de Suisse.
Car, en son haut magistère moral et politique, Jean-
Rodolphe de Salis reste difficile à cerner. Aristocrate issu d'une vieille famille patricienne, il effrayait les conformistes par l'originalité de sa pensée. Les socialistes le pensaient conservateur. La droite l'accusait de pencher à gauche. Cosmopolite par goût et par culture, européen convaincu, il restait profondément attaché à la Berne de son enfance et à son château argovien. Passionné par la politique, il avait encore pris le temps de devenir un excellent pianiste.
Une telle figure ne pouvait que captiver Frank A. Meyer. Membre de la direction du groupe de presse Ringier, éditorialiste le plus lu du pays (grâce à sa chronique dominicale dans le SonntagsBlick), animateur de deux émissions TV («Vis-à-Vis» et «Standpunkte»), ce Biennois de 58 ans qui dit détester Zurich est aujourd'hui omniprésent dans la vie médiatique et politique suisse. Rencontre à deux pas du Palais fédéral, dans les salons de l'Hôtel Bellevue où ce «huitième conseiller fédéral» a son bureau.
Le Temps: Vous avez récemment signé un article dans «Blick» intitulé «Nostalgie de Jean-Rodolphe de Salis», pourquoi?
Frank A. Meyer: Je me souviens avec nostalgie de Jean-Rodolphe de Salis quand je fais le trajet entre Berne et Zurich. Quand j'aperçois le château de Brunegg, je me rappelle des heures passées là, à écouter de Salis. Je repense à ces longs monologues entrecoupés par des verres de champagne. L'histoire de Jean-Rodolphe de Salis, c'est celle de la Suisse pendant un siècle. Il a vu le Kaiser à Berne, par la fenêtre de la maison familiale. Ensuite, il y a eu le journaliste, correspondant à Paris, l'intellectuel en lutte contre le fascisme, puis l'homme de radio. Avec son émission du vendredi sur Radio Beromünster pendant la guerre, il est devenu dans toute l'Europe la voix de la Suisse et de la liberté. Et au fond, pour les gens qui l'écoutaient, parfois clandestinement, c'était alors la même chose.
– Comment l'avez-vous rencontré?
– Par le biais d'un livre de photographies dans lequel mes parents et Jean-Rodolphe de Salis apparaissaient. L'auteur, Vera Isler, m'avait demandé un texte sur mes parents et, à la sortie du livre, de Salis m'a écrit: il aimait beaucoup ce texte et m'a demandé de venir le voir. C'était extraordinaire. Il était déjà une sorte de mentor intellectuel pour moi. Ensuite je suis monté chez lui souvent, quelquefois en lui amenant des conseillers fédéraux qui venaient recueillir la bonne parole du sage. Quelques mois avant sa mort, il m'a écrit un mot qui disait: «Enfin, j'ai pu lire un de vos éditoriaux avec lequel je ne suis pas d'accord»…
– Jean-Rodolphe de Salis, châtelain de Brunegg, n'avait pourtant rien d'un aristocrate.
– Issu d'une famille qui a donné à l'Europe une foule de généraux et de diplomates, il était pourtant extrêmement direct, très modeste. Comme tous les «grands». Il avait du style, de l'humour. Un humour de citoyen, sans aucun snobisme.
– Disparu depuis cinq ans, il laisse un vide derrière lui…
– Comme Frisch ou Dürrenmatt, de Salis est impossible à remplacer. Ce n'était pas un manager ou un conseiller fédéral – il y en a toujours d'autres. De Salis était, en tant que tel, un monument de culture et d'intelligence. Il n'avait pas besoin d'avoir une fonction. Il a bien sûr été professeur, président de Pro Helvetia, mais ce n'est pas l'essentiel. De Salis était au-dessus: des institutions comme de la politique politicienne. Sa fonction, c'était être là, penser, parler, écrire. Aujourd'hui, il y a encore des intellectuels en Suisse, mais le problème, c'est qu'on ne les entend plus.
– Pourquoi?
– Nous vivons dans un monde où les médias, et tout particulièrement la télévision, ont la mainmise sur la société. Il faut que les intellectuels repartent à la conquête de cet espace. C'est aussi le rôle des médias de les accueillir pour stimuler le débat intellectuel. Je m'étonne d'ailleurs que, parmi les journalistes, on ne trouve pas davantage de penseurs.
– Est-ce à dire qu'il faut moins de médias d'information et davantage de médias d'opinion?
– Chaque journaliste ne doit pas devenir un commentateur, mais il faudrait que ce métier, tellement important dans nos sociétés, parvienne à faire émerger des intellectuels de dimension européenne. Comme c'est le cas dans les pays anglo-saxons: il y a par exemple de très grands commentateurs aux Etats-Unis.
– L'historien Hans Ulrich Jost prétend que les intellectuels suisses ne sont pas seulement rejetés, mais exclus de la vie publique. Partagez-vous cette analyse?
– Ils sont absents, ignorés, mais pas rejetés. Il y a une grande liberté de parole et de pensée dans ce pays. A condition d'être un peu culotté, on peut tout dire. Ce qui nous manque, ce sont des créateurs d'idées, des gens qui aient à la fois du courage, des choses à dire et une certaine originalité de pensée.
– Enfant de Berne, Jean-Rodolphe de Salis était parfaitement bilingue. Est-ce une clé essentielle pour qui veut comprendre la Suisse?
– Evidemment! Mais il ne s'agit pas seulement de maîtriser le vocabulaire. C'est une question de culture. La clé, ce n'est pas de comprendre ce que l'autre dit, mais de comprendre ce que l'autre est. De Salis possédait cette culture du débat intellectuel, de la discussion libre et ouverte, qui est un héritage direct de la France. La culture alémanique est plus peureuse. Elle est construite sur l'idée d'un refus: des Habsbourg au Reich. La raison d'être de la Suisse alémanique a toujours été de rester hors du monde et de l'Europe. Tandis que les Suisses romands se sont toujours trouvés du bon côté. Avec les Lumières, avec la Révolution française, en 14-18, de 1933 à 1945... L'histoire de ces deux Suisse-là est parfaitement contradictoire. Et pourtant, c'est la nôtre.
– Dans son livre «Parler au papier», de Salis explique qu'après 1848, la Suisse devient un état quasiment incompatible avec les «grandes» figures politiques, parce que doté d'un appareil démocratique trop lent, trop lourd…
– C'est assez paradoxal: de Salis était précisément la preuve du contraire.
– Mais il n'était pas à proprement parler un politicien?
– La Suisse est une République et les républicains n'aiment pas les têtes qui dépassent. Dans un sens, ce n'est peut-être pas mauvais. La démocratie ne fonctionne pas grâce à des grands hommes, mais par compromis, en pesant les intérêts de chacun. Les décisions en démocratie sont le fruit d'une intelligence collective. Mais il faut que cette intelligence collective fonctionne. Et pour cela, elle doit être nourrie d'idées, de savoir, d'un certain sens de la durée…
– De Salis était un Européen convaincu. Il aimait à dire que les habitants de Saint-Gall et de La Chaux-de-Fonds ne sont pas plus proches les uns des autres que ne le sont un Français et un Allemand. Partagez-vous cette analyse?
– Cela va même plus loin que cela. De par sa culture familiale, sa sensibilité et son parcours personnel, de Salis a très vite compris que la Suisse devait s'engager dans la construction de la nouvelle Europe. Après-guerre, le pays a manqué un virage d'une importance considérable. Comme les Suisses se sentaient alors innocents, étrangers aux affaires du monde, ils ont préféré rester en dehors du processus de reconstruction européen. Du point de vue historique, c'est un véritable drame. Mais le plus grave, c'est que les Suisses n'ont pas encore compris ce qu'ils avaient manqué.
– C'est trop tard aujourd'hui?
– Peut-être. Pendant la guerre froide, le monde avait besoin d'une place neutre dans l'œil du cyclone. On venait en Suisse pour mettre de l'argent de côté, passer des vacances, acheter des machines, discuter entre belligérants. On appelait cela une politique de bons offices, mais la Suisse n'a jamais émis la moindre idée. Les bons offices, c'était d'abord et surtout un service d'hôtellerie politique cinq étoiles. Et maintenant que le cyclone est fini, plus personne n'a besoin de nous. Si la conférence sur l'Afghanistan s'est déroulée à Bonn, c'est d'abord parce que Bonn paie, parce que Bonn agit, s'engage.
– La faute au Conseil fédéral, donc?
– Les conseillers fédéraux sont des types bien. Même des politiciens corrects. Certains sont en plus des gens de culture. Mais rien dans leur travail collectif ne laisse vraiment penser que le Conseil fédéral a compris dans quel processus historique nous sommes aujourd'hui. Le Conseil fédéral ne sait pas quoi faire de ce pays, il n'a pas d'ambitions, pas de projets. Le peuple arrivera à Bruxelles avant lui.
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