Opinion
OPINION. Le joueur doit pouvoir exiger d’être informé en toute transparence et de donner son consentement sur son profilage, écrit la parlementaire et secrétaire générale de la FRC Sophie Michaud Gigon. Le parlement pourrait faire un pas dans cette direction avec la loi sur la protection des données

Je suis une joueuse de poker. J’aime calculer les probabilités de gagner. Et avant de m’asseoir à une table, j’apprécierais d’être avertie si les autres joueurs connaissent déjà tout de moi et les moyens de me faire suivre ou abandonner. Tant qu’à faire, j’aimerais aussi savoir si le croupier est dans le coup et peut choisir la carte qu’il me donne afin que je joue – et perde – le plus efficacement possible. Absurde?
C’est pourtant ainsi que les choses se déroulent dans de plus en plus de jeux vidéo. Un rapport du Groupement romand d’études des addictions (GREA) et d’Addiction Suisse montre en effet des techniques de manipulation incitant à débourser de grosses sommes. On parle bien de mécanismes insidieux poussant à contracter de multiples microtransactions; il s’agit de payer soit pour progresser efficacement, soit pour obtenir des éléments cosmétiques dans les jeux à forte composante sociale. Le succès du modèle est illustré par le fait que les jeux dits «gratuits» représentent près de 80% des revenus du marché global en 2019, soit 90 milliards de dollars environ.
L’étude met en avant un aspect moins connu qui intéresse particulièrement la Fédération romande des consommateurs (FRC): l’utilisation des données des joueurs contre eux-mêmes. J’en veux pour preuve les nombreux brevets déposés par les éditeurs. Ceux-ci traquent tout, de la manière de jouer au type de dépenses, et influencent ensuite le jeu, les récompenses ou encore les adversaires proposés pour favoriser de nouveaux achats. On est ici très loin de l’attrape-nigaud auquel on échappe simplement en choisissant de ne pas dépenser.
On peut d’ailleurs légitimement se demander jusqu’où les données personnelles sont exploitées. Les conditions générales de certains jeux sont peu claires et renvoient à des tiers. Le jeu (payant) FIFA 20 d’Electronic Arts, autre mastodonte de cette industrie, renvoie ainsi à plus de 150 partenaires publicitaires avec qui les informations sont échangées. Le joueur est donc laissé dans le noir, aussi bien sur les mécanismes du jeu que sur le traitement de ses données par la suite.
Or, le joueur doit pouvoir exiger d’être informé en toute transparence et de donner son consentement. Le parlement pourrait faire un pas dans cette direction, lui qui traite la loi sur la protection des données depuis des mois. Mais la définition du profilage – la collecte et l’analyse automatisée d’éléments prédisant le comportement d’une personne –, fait l’objet de divergences entre les deux Chambres, le National ayant constamment affaibli la protection des citoyens jusque-là. Un espoir subsiste puisque le Conseil des Etats a accepté un compromis le 2 juin. Compte tenu des mécanismes psychologiques exploités, information et consentement ne suffisent pas, mais vu la difficulté à faire accepter cette simple mesure, ce serait déjà un premier pas.
Des garde-fous sont nécessaires pour éviter la manipulation, en particulier dans les cas où le jeu s’adresse aux plus jeunes. Même Melani, l’organisme de la Confédération qui lutte contre les dangers en ligne, le relève: «Ces données permettent d’exercer sur nous une influence psychologique spécifique.» Cela peut déjà passer par une motion de Samuel Bendahan sur les loot boxes qui sera discutée le 16 juin par la Chambre du peuple et pourrait s’inspirer de ce qui se fait en Belgique. Le Conseil fédéral doit aussi prendre conscience de ces enjeux dans la future loi sur la protection des mineurs en matière de films et de jeux vidéo.
La FRC, qui reçoit des témoignages de consommateurs dont les enfants ont dépensé des sommes folles dans des jeux soi-disant gratuits, demande notamment de mieux cadrer les achats intégrés. Car même un parent très attentif n’est pas à l’abri d’une mauvaise surprise. La définition de la frontière entre gaming et gambling serait importante dans la loi sur les jeux d’argent pour voir si elle doit s’appliquer aussi aux jeux vidéo qui utilisent les mêmes techniques sans aucun contrôle, avec le risque notamment d’influencer le «hasard» en fonction des montants dépensés. Aux autorités de prendre le taureau par les cornes afin de garantir une information correcte du consommateur et faire en sorte que le bien culturel le plus vendu dans le monde ne se transforme pas en un gigantesque casino truqué.
Sophie Michaud Gigon est conseillère nationale et secrétaire générale de la Fédération romande des consommateurs.
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