Kobané, le «Stalingrad» du Moyen-Orient, et le rôle odieux d’Ankara

La brutale attaque des djihadistes de l’Etat islamique (EI) sur le Kurdistan irakien le 9 août dernier, puis sur la ville kurde syrienne de Kobané le 16 septembre, a bouleversé les zones kurdes et déclenché une réaction régionale et internationale importante. Ces événements remettent en cause la pérennisation en cours de certaines frontières et réveillent d’anciennes querelles entre les Kurdes et leurs voisins, notamment turcs.

Kobané est assiégée depuis un peu plus d’un mois par l’Etat islamique, à quelques kilomètres de troupes turques soigneusement cantonnées de l’autre côté du poste-frontière. La Turquie, membre de l’OTAN et de la coalition contre l’EI, refuse d’ouvrir sa frontière à l’aide internationale et empêche les volontaires kurdes syriens de retourner à Kobané pour défendre leur ville sur le point de tomber.

La ville et région de Kobané est l’un des trois cantons de Rojava, qui constituent désormais le Kurdistan syrien autonome. Cet ensemble institutionnel a été créé en 2012 suite au retrait de l’armée de Bachar el-Assad. Directement inspiré du modèle suisse, doté d’une constitution, il repose sur un système laïque, avec à sa tête une coprésidence composée d’une femme et d’un homme. Le kurde, l’arabe et l’assyrien en sont les langues officielles, tandis que 40% de ses forces militaires sont composées de femmes. Ce système pluraliste, original, où la mosquée est clairement séparée de l’Etat, où les femmes sont respectées et où les chrétiens, les Yézidis et les Assyriens vivent en bonne intelligence, est perçu comme une menace par les islamistes de l’EI et ceux de l’AKP (le parti au pouvoir d’Erdogan, ndlr). Les djihadistes de l’EI ont lancé le 16 septembre une vaste offensive pour prendre Kobané, s’emparant sur leur chemin de quelque 70 villages et contraignant 300 000 personnes à la fuite, dont plus de 200 000 se sont réfugiées en Turquie et des milliers en Irak.

Quant aux dirigeants turcs, ils semblent préférer l’EI aux Kurdes. Ils viennent en effet de mettre fin à une trêve de 18 mois en attaquant les bases militaires kurdes tenues par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans la province de Hakkari (Kurdistan turc). Rappelons au passage que la Turquie est constituée d’environ 20 millions de Kurdes, soit près de 25% de sa population totale. La situation actuelle aurait pu être une opportunité, pour Ankara, d’améliorer ses relations avec le peuple kurde, et par là de résoudre la question kurde. Or, elle voit au contraire d’un très mauvais œil l’installation d’une région autonome kurde en Syrie dirigée par le Parti d’union kurde (PYD), proche du PKK.

Tout auréolé de ses performances économiques depuis dix ans, le gouvernement islamiste et néo-ottoman de Recep Tayyip Erdogan s’est permis, pour la première fois depuis l’occupation de Chypre en 1974, d’interférer dans les affaires intérieures des autres Etats en soutenant ouvertement l’ensemble des groupes islamistes contre le régime d’Assad et les Frères musulmans en Egypte ainsi que dans d’autres pays arabes. Par cette posture, la diplomatie turque se retrouve dans une situation intenable vis-à-vis de ses alliés américains, sans parler de son ambition à rejoindre la communauté européenne qui semble désormais définitivement reléguée aux oubliettes.

Les preuves de la complicité de la Turquie avec l’EI sont accablantes.

Selon diverses sources internationales crédibles, notamment américaines, Ankara aurait laissé passer environ 10 000 djihadistes en Syrie et en Irak. Des djihadistes seraient entraînés par l’armée turque, et les blessés soignés dans des hôpitaux turcs. En revanche, les autorités s’opposent fermement au retour des volontaires ou des réfugiés kurdes syriens à Kobané pour défendre leur ville. On les jette même en prison, comme ces 274 jeunes Kurdes syriens réfugiés qui croupissent dans une prison turque à Suruç, une ville frontalière turque. Autre preuve de cette complicité, une poignée de soldats turcs veillent à la sauvegarde du tombeau du père du sultan fondateur de l’Empire ottoman à Tal Abyad, une zone (en Syrie) contrôlée par les djihadistes.

Pour couronner le tout, la Turquie refuse à la coalition internationale l’utilisation de la base militaire de l’OTAN d’Incirlik. Elle accepterait plus vite, à tout prendre, de sortir de l’OTAN plutôt que de laisser s’installer à sa frontière une nouvelle région autonome kurde semblable au Kurdistan irakien.

De son côté, le PYD s’oppose à l’intervention turque au Kurdistan turc et s’oppose également à la création d’une «zone tampon» de sécurité sous les auspices d’Ankara. Il voit cette proposition turque comme un prétexte pour réduire l’autonomie kurde en Syrie. Le PYD demande à la communauté internationale et à la coalition d’ouvrir un corridor pour permettre l’acheminement des armes, des munitions et le retour des volontaires kurdes à Kobané. Le parti kurde demande également que cette expérience laïque et pluriethnique si originale que constituent les cantons de Rojava soit reconnue par la communauté internationale.

Pour les Kurdes de Turquie qui se sont révoltés contre la position turque et ont subi par contrecoup une répression sanglante ces dernières semaines, la chute de Kobané sera synonyme de la fin du processus de paix avec la Turquie.

La ville de Kobané est devenue un symbole de résistance contre l’EI et l’extrémisme. La prise de cette ville par les djihadistes serait considérée comme une victoire majeure et un échec irréparable pour la communauté internationale. Les combattantes et les combattants kurdes du PYD qui se battent héroïquement depuis cinq semaines contre les djihadistes sont déterminés à se battre jusqu’à dernière goutte de sang. La commandante des forces kurdes de Kobané, Mayssa Abdo, clame haut et fort que la résistance de la ville contre les islamistes de l’EI constituera le «Stalingrad» du Moyen-Orient.

La Turquie de son côté, en prenant position pour les islamistes contre les Kurdes, risque bien d’y perdre son âme et sa crédibilité internationale en allumant la mèche de nouveaux cycles de violences et de guerres urbaines, qui auront pour conséquence non seulement de stopper net son élan de développement et de prospérité économique, mais aussi de discréditer irrémédiablement son modèle d’Etat islamique libéral et laïque dans la région.

Représentant à l’ONU de l’Association pour les droits humains au Kurdistan d’Iran-Genève. Originaire d’Iran, Taimoor Aliassi est diplômé de l’Institut de hautes études internationales et du développement

Ankara ne veut pas d’un Kurdistan syrien. Pourtant les cantons de Rojava, inspirés du modèle suisse, sont laïques et pluralistes

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