L’Académie française se résout à accepter la féminisation des noms de métiers
Revue de presse
Les Immortels ont fini par capituler sous la pression du réel. Ils acceptent «le principe» que la langue soit remodelée en la matière. Vu la réputation rétrograde du quai Conti, c’est déjà un beau petit progrès, jugent les médias
L'Académie française a adopté jeudi à "une large majorité" un rapport sur la féminisation des noms de métiers, soulignant qu'il n'existait "aucun obstacle de principe" à la féminisation" des noms de métiers et de professions #AFPpic.twitter.com/tt4hIxyV2K
C'est fait. Gardienne sourcilleuse du bon usage de la langue française, l’Académie française avait mis jeudi à son ordre du jour l’examen d’un rapport préconisant la féminisation des noms de métiers et de professions, sujet longtemps tabou au sein de l’institution fondée par le cardinal Armand Jean du Plessis Richelieu en 1635. Elle l'a ainsi adoptée «à une large majorité», soulignant qu’il n’existait «aucun obstacle de principe». Cette féminisation «relève d’une évolution naturelle de la langue, constamment observée depuis le Moyen Age», explique le texte adopté par les Immortels (consulter le document en PDF).
Un progrès? Pas tant que ça pour le quotidien de Reims L’Union, qui juge que «Madame la cheffe sera ravie d’être reconnue, mais si c’est pour continuer à être payée 20% de moins que le chef d’à côté, elle n’aura pas l’impression d’y avoir gagné grand-chose. Les académiciens s’en lavent les mains. Ils ont levé les obstacles, à nous d’opter pour le meilleur. Et d’abord en tranchant: faut-il féminiser parent 1 et parent 2, ou masculiniser parente 1 et parente 2, ou mélanger les deux?» Propos ironiques qui font référence à la polémique née au printemps dernier, lorsque le Conseil de Paris avait décidé qu’il était grand temps de changer les actes d’état civil, qui mentionnaient encore le sexe des parents des enfants.
En attendant, «s’agissant des noms de métiers, l’Académie considère que toutes les évolutions visant à faire reconnaître dans la langue la place aujourd’hui reconnue aux femmes dans la société peuvent être envisagées», indique prudemment le rapport rédigé par la commission présidée par l’historien Gabriel de Broglie, 87 ans, composée de la romancière et essayiste Danièle Sallenave, du poète d’origine britannique Michael Edwards et de l’écrivaine et biographe Dominique Bona. C’est déjà un beau petit progrès pour une institution largement vue jusqu’à aujourd’hui comme sexiste et rétrograde.
Très bon article, mais une question de fond demeure. Quelle est la légitimité scientifique de l'Académie au 21e s., alors que la linguistique s'est imposée comme une science il y a plus d'un siècle, et qu'à l'Académie ne siège AUCUN linguiste? https://t.co/kEKSt7grdT
Il s’agit, oui, d’un pas important selon Danièle Linhart, sociologue du travail au CNRS, qui commente la nouvelle pour Le Figaro: «Cela reflète une prise de conscience et une évolution pour la société, souligne-t-elle, en ajoutant par ailleurs que cela permettra à certaines femmes d’apparaître pour ce qu’elles sont en n’étant plus obligées de se bricoler un nom de métier ou de se cacher derrière une identité masculine. Désormais, hésitations et quiproquos n’ont plus leur place au travail, puisque les exceptions masculines ont officiellement leurs équivalences féminines.»
Incorrigible Académie : « Si ‘boulangère’ ne pose aucun problème, il n’en va pas de même pour ‘cheffe’. ‘’Le mot a l’air d’une caricature, il a donc été rejeté’’, note Gabriel de Broglie. » Pour certains une femme en situation d’autorité a TOUJOURS « l’air d’une caricature »... pic.twitter.com/GZOkJClG7Y
Mais il ne faut quand même pas pousser: les Immortels ne comptent pas, dans la foulée, «dresser une liste exhaustive des noms de métiers et de leur féminisation inscrite dans l’usage ou souhaitable» ni «édicter des règles de féminisation des noms de métiers». En arguant que ce serait… «une tâche insurmontable». Plutôt cool, ils considèrent ainsi qu’«il convient de laisser aux pratiques qui assurent la vitalité de la langue le soin de trancher». Autrement dit: débrouillez-vous, on va arrêter de vous embêter avec ça, en gros; c’est autorisé, mais ce n’est pas nous qui décidons.
Pour la 1ère fois de son histoire, la langue a été remodelée sous la pression du politique et de lobbies, et l’Académie Française a fini par capituler. Ce serait l’académie des sciences tout le monde s’inquièterait, mais là « c’est progressiste ». Demain : l’écriture inclusive. https://t.co/1bHP8eROHv
Jusqu’ici, le quai Conti avait été très restrictif, en ne reconnaissant même pas des noms communs tels que «professeure». Il est vrai que l’emploi de ces formes en «eure» fait toujours débat – faut-il dire «auteure» ou «autrice»? Largement de quoi avoir cristallisé «certaines oppositions au mouvement naturel de la féminisation de la langue», quoique l’Académie jugeât jeudi que cela ne constituait plus «une menace pour la structure de la langue» et qu’il n’y avait pas là d’«enjeu véritable du point de vue de l’euphonie». A une condition toutefois: le «e» muet final ne soit pas prononcé! Mais à qui viendrait-il l’idée de dire «ramoneuzeuh»? Et il ne faudrait tout de même pas oublier qu'il existe des cas «problématiques», soulevés par un Bernard Pivot, par exemple:
L'Académie française a accepté la féminisation des noms de métiers et de fonctions. Bravo! Mais les confusions et bizarreries sont nombreuses. Comme tribun, tribune; gourmet, gourmette; carabin, carabine; jardinier, jardinière, etc.
Mais dans le fond, «pourquoi cette nouveauté langagière [...] s’est-elle fait autant désirer?» se demande encore Le Figaro. Dans un article consacré au sujet, L’Express précise que «misogynie, méconnaissance de la linguistique, désir de conserver le pouvoir, raisons incompréhensibles (comme proscrire doctoresse parce que ça rime avec «fesse») ou encore conservatisme, sont les raisons pour lesquelles cette décision n’a pas été prise plus tôt». Et, «de manière significative, c’est par la francophonie que la féminisation des noms de métiers a progressé. Le Québec, dès la fin des années 1970, a joué un rôle pionnier, rejoint très vite par la Belgique, la Suisse et le Luxembourg.»
Résistance «bec et ongles»
Malgré tout, c’est «une révolution» pour L’Obs, tant l’institution «a résisté bec et ongles à cette vague de féminisation venue de la francophonie», confirme-t-il. Toutefois, en réaction à cet article, @jag2w répond sur Twitter que c’est «zéro révolution, c’est toujours l’usage qui doit primer, pour l’Académie. A la rigueur, elle a juste une notion du bon usage un peu plus souple peut-être… Mais que les tripoteurs de la langue ne se réjouissent pas trop vite!» Il y a aussi, en la matière, des femmes intransigeantes:
Svp, ne me présentez jamais comme « autrice ». Ca sonne mal, et la langue, ce n’est pas de l’idéologie, c’est de la musique.
Je suis un auteur et je n’ai pas besoin de l’Académie Française pour m’imposer comme femme, qui écrit et publie, au même titre qu’un homme.
Pas de précipitation, donc, comme le dit bien la tribune publiée mercredi par La Croix, où l’académicien Frédéric Vitoux, président de la commission d’enrichissement de la langue française, estimait «à titre personnel que […] pour certains métiers, c’est simple: on n’a jamais eu d’interrogation avec actrice ou directrice. Pour d’autres, il y a des difficultés objectives, parce que la racine des noms ne s’y prête pas ou parce que cela crée de la confusion. Par exemple, comment dire médecin au féminin sans créer de confusion sémantique avec la discipline? Faudrait-il dire une médecin, une femme médecin, une praticienne? Il y a mille solutions, mais il faut choisir.»
Rien n’est simple, on le voit, et l’on touche à un sujet hyper-sensible. Voilà pourquoi, «pour juger de la forme à employer entre auteure et autrice», l’Académie renvoie «tout simplement à l’usage», précise France Culture. «Tout comme face à «la véritable difficulté» du mot chef. Après (la) «chef», «chèfe», «chève» (comme «brève»), «cheffesse» (ancien), «cheftaine», le mot «cheffe» l’emporte car il semble avoir aujourd’hui, dans une certaine mesure, la faveur de l’usage.»
1. On n'a pas attendu l'Académie 2. Pas de féminisation mais re-féminisation (cf @Hugorodru) 3. Du point de vue linguistique, très contestable de dire que les formes féminines sont dérivés des masculines. Bref, l'avis de l'académie, pas d'intérêt. Comme d'habitude. https://t.co/xMzsR9Z3dR
Et L’Obs de rappeler encore ce qui (peut-être) explique tout: «L’Académie française compte actuellement seulement quatre femmes (élue à l’Académie en mai 2018, la philologue Barbara Cassin n’a pas encore été officiellement reçue sous la Coupole) contre 31 hommes. Elle compte un seul philologue (Michel Zink) dans ses rangs mais aucun linguiste ni aucun grammairien.» Et elle affirmait en 2014 encore rejeter «un esprit de système qui tend à imposer, parfois contre le vœu des intéressées, des formes telles que professeure, recteure, auteure, ingénieure […] qui sont contraires aux règles ordinaires de dérivation et constituent de véritables barbarismes», indique la RTS.
«Mme la juge» ou «Mme le juge»?
La preuve? «Alors que le débat agite le milieu politico-médiatique», plusieurs femmes discutent aussi de la féminisation du nom de leur profession dans Le Figaro. Est-ce une «mesure cosmétique» ou une «évolution fondamentale»? «La féminisation des titres est un combat d’arrière-garde. Dans nos fonctions, nous n’avons pas à faire valoir le fait d’être un homme ou une femme. On est juge, point», répond l’une d’entre elles. «Et si «Madame la juge» est entré dans les mœurs et usages, elle n’hésite pas à reprendre des mis en examen. Je leur dis: «Moi, c’est Mme le juge.» Mais j’ai peut-être une position singulière.»
Au final, une chose est sûre: les clivages idéologiques sont marqués, et beaucoup de femmes estiment aujourd’hui que le combat est ailleurs. Dans l’égalité des salaires, dans les revendications exprimées via #MeToo… Et, surtout, dans la correction du regard des mâles.
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