Cet article fait partie d'un supplément publié par Le Temps pour les deux ans de son partenaire sur la Genève internationale, Geneva Solutions.
Le passage de la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, au rang d’agresseur d’un autre Etat membre de l’ONU, interroge sur la crédibilité d’une organisation prévue pour empêcher la guerre. Mais le défi est plus large. Il contribue à défaire un ordre international onusien dans lequel des centaines de milliers d’acteurs coopèrent à travers le monde sur des projets dotés d’objectifs et de règles dûment approuvées par les instances internationales appropriées.
Genève est le centre principal de ces agences dites techniques de l’ONU d’où se décident puis se déploient des programmes innombrables dont le but vise toujours l’amélioration de situations jugées mauvaises. A la base du système technique onusien, il y a donc la croyance fondamentale que le monde peut mieux faire. Cette croyance résiste aux dysfonctionnements, aux scandales, à l’amertume, aux déceptions, aux platitudes et à la routine. Mais peut-elle résister au retour de la guerre, non pas la guerre comme accident ou violence incontrôlée telle qu’elle n’a cessé d’exister, mais comme forme politique nue?
L’audace inouïe de la guerre russe contre l’Ukraine a deux effets potentiellement ravageurs sur le travail des agences de l’Onu installées à Genève: d’abord, elle renforce la crainte qu’il n’y ait ni limite ni remède à la violence humaine et que la destruction soit le destin de tout ce qui a été ou sera construit. En d’autres termes, elle démoralise les consciences les mieux trempées au sein de la fonction internationale. Ensuite, elle politise et polarise à l’extrême les organes dirigeants des agences. Le positionnement des uns et des autres par rapport à la guerre en cours peut conditionner la rapidité et la qualité des décisions.
Ambiance toxique
La démoralisation et la polarisation ne sont pas des phénomènes nouveaux à Genève. Ce qui est nouveau est leur ampleur, jointe à la perspective d’une crise géopolitique de longue durée dont l’issue n’appartient pas à l’ONU mais au rapport de force brut entre les puissances.
Dans cette ambiance délétère, la Genève internationale, encore mal remise des restrictions du Covid, se met en régime automatique: tout ce qui est faisable se fait, les grandes conférences sont tenues, celle du commerce, celle du travail, celle de la santé. Des résolutions sont adoptées contre l’agression russe. Des rapports importants sont publiés, celui du GIEC sur la détérioration climatique, celui du Haut-Commissariat pour les droits de l’homme sur la répression contre les Ouïgours. Près de 1500 agents onusiens sont déployés sur le terrain du conflit ukrainien, s’occupant notamment des réfugiés et des ressources alimentaires. Les accompagne un soutien humanitaire du CICR, de MSF et de nombreuses ONG, un secteur en plein développement à Genève. La machine tourne, sans l’énergie que procure l’espoir mais avec le devoir qu’impose la mission.
La démoralisation et la polarisation ne sont pas des phénomènes nouveaux à Genève. Ce qui est nouveau est leur ampleur
Elle bruite d’affaires d’intendance: qui paiera ses budgets? D’ici cinq ans, la contribution chinoise égalera ou dépassera celle des Etats-Unis. Qui l’emportera dans les hautes nominations à venir à la tête des agences, l’Occident, l’Asie, l’Afrique, et par quelles combinaisons géopolitiques dès lors que la Russie est pratiquement exclue des listes? L’intendance est la passion qui reste quand toutes les autres s’assombrissent.
L’acte le plus marquant a été l’expulsion de la Russie du Conseil des droits de l’homme, le 7 avril, mais c’est l’Assemblée générale de l’ONU, à New York, qui en a décidé ainsi et non la place genevoise. Cette décision peut entraîner un surcroît d’activisme de la part de la Russie pour animer des coalitions anti-occidentales au sein des différentes agences. Mais a-t-elle les moyens de se faire une clientèle assez importante pour polariser les organisations jusqu’à mettre en danger leur fonctionnement et leurs buts? Il est bien trop tôt pour savoir quelle balance les Etats courtisés du Global South établiront entre leurs intérêts et leurs émotions historiques.
Quant au fait que la Russie ait décidé de discréditer Genève en suspendant les négociations en cours sur la Syrie, suite à l’adoption des sanctions par la Suisse, son caractère de punition a sans doute plus d’impact sur Berne que sur la communauté internationale.
Au CERN, le malaise
C’est sans doute au CERN que les effets de l’agression russe sont les plus préoccupants. Le statut d’observateur de la Russie a été suspendu et la collaboration avec elle et la Biélorussie ne sera pas renouvelée comme prévu en 2024. Le geste est compréhensible quoique coûteux du point de vue scientifique puisqu’il y va du complexe d’accélérateurs/collisionneurs de particules. Qu’en sera-t-il ensuite du millier de chercheurs russes, mandatés par des institutions publiques russes? Dans quelle mesure pourront-ils continuer à travailler avec le laboratoire genevois? Sont-ils au service du pouvoir russe, de la science russe ou de la science tout court? Même s’ils ne sont pas un collectif mais des individualités, la question est posée à leur sujet comme elle s’est posée pour les artistes engagés dans des institutions russes. Elle n’a pas de bonne réponse bien qu’elle inspire de fortes opinions. Les chercheurs du CERN ont à vivre avec ce malaise. S’y ajoute la pénurie d’une électricité dont le CERN est gros consommateur. Le grand collisionneur d’hadrons stoppé par l’agression russe?
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