L’histoire genevoise est souvent une source de fierté mais aussi d’inspiration, quand on en cultive la mémoire, comme certains anniversaires en donnent l’occasion. Il en va ainsi du fameux arbitrage de l’Alabama, célèbre sentence consensuelle rendue par cinq arbitres neutres (dont l’ancien conseiller fédéral radical Jakob Stämpfli) le 15 septembre 1872 à Genève, il y a donc cent cinquante ans jour pour jour. Ce compromis exécuté séance tenante par les parties condamnait la Grande-Bretagne à verser aux Etats-Unis d’Amérique une indemnité équivalente aujourd’hui à quelque 200 milliards de dollars pour avoir manqué à ses obligations internationales de stricte neutralité durant la guerre de Sécession.

A lire: Une archive du Journal de Genève du 15 septembre 1872, relatant l’arbitrage

Au-delà des passionnés d’histoire ou de droit international, en quoi cette affaire de vaisseau sudiste – le CSS Alabama, livré en cachette par la Grande-Bretagne et coulé au large de Cherbourg en 1862 par les nordistes américains – peut-elle concerner le citoyen suisse ou genevois d’aujourd’hui? Parce que sans cette sentence, la face du monde moderne aurait sans doute été autre, et Genève n’aurait probablement pas connu le même démarrage puis le même essor de sa vocation internationale. Et plus fondamentalement, parce que cette sentence a encore beaucoup à nous apprendre aujourd’hui.

C’est en effet de cet arbitrage que datent la réconciliation réelle et l’alliance militaire et diplomatique étroite des Etats-Unis et du Royaume-Uni encore en vigueur aujourd’hui. C’est également à lui que les juristes spécialisés font remonter la renaissance de l’arbitrage international, si usité de nos jours, après une éclipse remontant à l’Antiquité. C’est aussi de ce mode pacifique de règlement des conflits que datent plusieurs innovations procédurales majeures: institution d’un tribunal collégial neutre; admission des opinions dissidentes; principe de proportionnalité procédurale, entre autres.

La notion de primauté du droit international sur les droits nationaux, la question relative à l’étendue des devoirs d’un pays neutre ainsi que la mesure de la responsabilité internationale de l’Etat sont autant d’avancées à imputer à cet arbitrage qui résonne plus que jamais avec le présent. En effet, la Suisse et Genève ne doivent pas cesser de s’investir de façon créative dans la recherche de solutions pacifiques aux contentieux, car c’est ce qui fonde une part de leur identité. En parallèle, la «diligence requise des Etats» invoquée pour la première fois par cet arbitrage peut irriguer une nouvelle approche de la responsabilité étatique en étant appliquée aux questions environnementales et en impliquant les acteurs de la société civile.

Ce concept de responsabilité hérité de la sentence de 1872 a justement une place cruciale à prendre dans le débat politique dès lors que les problèmes de société qui en sont à l’origine constituent à ce jour la préoccupation la plus aiguë de la communauté internationale. Nul ne conteste que l’activité humaine actuelle fait peser un risque majeur sur les conditions futures de la vie sur Terre. Une partie de l’opinion publique mondiale, en particulier les jeunes qui sont les plus concernés par l’avenir, a pris conscience de la communauté de destin de l’ensemble des peuples face à l’environnement. C’est là une opportunité historique d’inventer avec la jeunesse de nouvelles formes de multilatéralisme.

Dans ce contexte, Genève devrait se sentir appelée à (re)devenir la place d’un nouvel arbitrage, préventif et prospectif celui-ci, basé sur cette prise de conscience et incluant la société civile dans les processus décisionnels en sus des Etats. Cela se traduirait par une exigence internationale accrue envers ces derniers, notamment en matière environnementale, qui accepteraient enfin l’élaboration d’un système de justice international plus équitable et plus efficace. Dépasser le statu quo, une utopie? Et pourquoi pas! Gageons que nous saurons avoir l’audace de nos aïeux de 1872 pour proposer des solutions en usant d’une neutralité dynamique et bien comprise.

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