«L’Arche de Noé»: un dérapage au nom de la laïcité à la genevoise

L’interdiction récente de faire chanter par des écoliers L’Arche de Noé de Benjamin Britten, au nom de la laïcité de l’école publique, a donné lieu à diverses réactions. On ne sait pas s’il vaut mieux rire ou pleurer de cette décision disproportionnée et ridicule. Mais au-delà de l’affaire elle-même et des justifications juridiques du Département de l’instruction publique (DIP) de Genève, cette mesure me paraît surtout inquiétante à divers titres.

Il y a d’abord la question de l’imbrication de l’art, du moins dans notre culture, avec la religion judéo-chrétienne, ou plus exactement biblique. Interdire ainsi aux élèves de chanter cet opéra de 1958, n’est-ce pas les empêcher, sous un prétexte fallacieux, de se cultiver, de mieux connaître le célèbre récit biblique du déluge et de la préservation de la création, de chanter tout simplement une grande œuvre – sans que personne n’oblige les élèves à adhérer eux-mêmes à cet arrière-plan biblique? En fait, c’est la grande Geste biblique qui dérange ces nouveaux censeurs. Préfèrent-ils donc le vide à la culture?

En fait, j’en ai fait l’expérience, les enfants aiment beaucoup ce vieux récit de l’arche de Noé, ce «mythe» comme disent les esprits forts. Pourquoi? Tout simplement parce que l’histoire est merveilleuse et qu’elle répond à des sentiments fondamentaux de l’âme humaine que sont la confiance, la menace sur la vie, la famille, le patriarche à la barbe blanche, les animaux, bref tout le destin de la Création. Pas besoin pour cela d’y «croire» soi-même: le récit suffit à nous enchanter. Et n’oublions pas la fin de l’histoire, qui ne se termine justement pas par une catastrophe, mais par la grande promesse de Dieu: «Tant que la terre durera, semailles et moissons, froid et chaleur, été et hiver, jour et nuit jamais ne cesseront» (Genèse 8:22). Et au sujet de l’arc-en-ciel: «L’arc sera dans la nuée et je le regarderai, dit Dieu, pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre» (Genèse 9:16). La Création menacée rappelle à Dieu sa promesse! Il est bien écrit: l’alliance avec tout être vivant sur la terre! Où est le fanatisme? Où se trouve l’exclusion? Où est le sectarisme? Nos hauts fonctionnaires seraient bien avisés de relire leur Bible. Je dis bien: leur Bible; je ne parle même pas de religion, encore moins de confession ou d’Eglise.

Le théologien luthérien Dietrich Bonhoeffer écrivait dans une lettre à un ami à propos de l’antisémitisme de l’Allemagne des années 30: «Les Allemands ont perdu et leur tête, et leur Bible.» Eh bien, maintenant, les mêmes potentialités funestes se reproduisent à une mini-échelle, à une échelle locale quelque peu dérisoire; mais qu’arrivera-t-il à l’avenir pour nos enfants et petits-enfants? Dans quel monde intellectuel et spirituel vont-ils vivre?

Ce n’est pas tout. Le DIP s’engage dans une argumentation non seulement juridique (laquelle d’ailleurs force les textes constitutionnels dans un sens antireligieux qu’ils n’ont pas), mais également théologique en disant: «On peut écouter mais pas prier.» Le voilà, le nœud de l’affaire. Les enfants peuvent écouter (merci pour eux), mais pas prier, c’est interdit. On fixe une limite entre la culture et la religion. Jusqu’ici et pas plus loin! Sous-entendu: à l’école, on écoute ou on parle; c’est à l’Eglise ou dans la famille qu’on prie. Pas de mélange entre la laïcité publique et la religion privée. Je reconnais qu’il est délicat, en pédagogie, de bien distinguer l’exposé objectif d’une question et l’adhésion personnelle. Mais un opéra, qui est une œuvre d’art, n’est pas à confondre avec un culte. Et si l’on continue d’interdire ces œuvres, les élèves (et les adultes…) pourront-ils chanter encore Bach, Beethoven ou Mozart? Et qui a dit, encore une fois, qu’il fallait croire chaque parole, chaque lettre, chaque prière à la lettre? Toute l’herméneutique biblique depuis trois siècles s’est efforcée de faire la part des choses, de faire la critique des sources, d’analyser les textes fondateurs. Or ce sont nos censeurs qui se trouvent être des littéralistes.

Finalement, s’il y a une leçon à tirer de cet incident, ce serait l’extrême urgence d’un enseignement général, aux professeurs et aux élèves, de culture biblique, de musique, d’art et de philosophie. Car actuellement la religion est devenue une question citoyenne. Il ne s’agit plus du tout seulement de l’Eglise ou d’adhésion religieuse, ni même d’appartenance, mais de culture au sens basique du terme. Les gens imaginent des choses qui n’ont jamais été ni dites ni enseignées. Le public ne sait pas que nous ne croyons plus comme il imagine que nous croyons. La critique historique des textes reste inconnue du grand public. Telle image, tel mot, tel verset sont régulièrement pris à la lettre comme s’il fallait s’y attacher, alors que c’est l’esprit de la lettre qui compte. Un récit s’interprète; une narration se déroule selon des règles; quel est son début, quelle est sa fin? Quel est son sens? Pourquoi se couper de tous ces acquis? Ce n’est pas le fanatisme qu’il faut craindre, mais l’ignorance. Ce ne sera pas par le vide que l’on formera nos enfants et nos petits-enfants, mais par la connaissance d’où nous venons. La Bible et… Benjamin Britten en font partie.

En fait, c’est la grande Geste biblique qui dérange ces nouveaux censeurs. Préfèrent-ils donc le vide à la culture?

Professeur honoraire de théologie à l’Université de Genève

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.