L'armée en terre cuite du premier empereur chinois, Qin Shi Huangdi: un tour de passe-passe du régime? Un chef-d'œuvre de mise en scène?
Dans un livre qui retrace ses trente ans de correspondance en Chine, le journaliste français Jean Leclerc du Sablon consacre un chapitre palpitant à l'histoire de la découverte des guerriers de Xian. Une partie sont vrais, dit-il, mais la plupart seraient reconstitués. Bienvenue au Disneyland du régime chinois
Jean Leclerc du Sablon n'affirme pas noir sur blanc que l'armée de terre cuite de Xian n'est pas authentique, il manque du culot nécessaire à une telle conclusion, mais il sème le doute. Trop de détails ne collent pas. L'ancien correspondant à Pékin de l'Agence France Presse, puis du Figaro, le «gentleman-reporter» comme l'appellent amicalement ses confrères, met bout à bout les incohérences et contradictions du récit construit par le régime chinois depuis vingt-cinq ans autour de «la huitième merveille du monde», le simulacre en terre cuite de l'escorte funéraire de l'empereur Qin Shi Huangdi, l'unificateur de la Chine en 221 avant Jésus-Christ.
«A chacune de mes visites, entre 1978 et 1998, raconte le journaliste dans ses Carnets de Chine, L'Empire de la poudre aux yeux, j'ai pris note d'une réflexion entendue au bord de la fosse aux guerriers: «Comme c'est émouvant!» On s'est rarement autant pâmé au spectacle d'aussi cruels soldats. Et aussi peu ému du sort de centaines de leurs victimes. Malgré les acclamations, je doute toujours de l'authenticité de la plupart de ces figurines, pour des raisons politiques, historiques et tout simplement pratiques. La grande statuaire des grognards du premier empereur est-elle le plus spectaculaire tour de passe-passe de l'histoire du Parti communiste chinois? C'est en tout cas un chef-d'œuvre de mise en scène.»
L'armée de terre cuite a été officiellement découverte en 1974 et le musée où elle a été reconstituée a été inauguré le 1er octobre 1979, au moment où Deng Xiaoping scelle son retour au pouvoir. Le guide touristique de la province de Shaanxi disponible en 1978, qui fait l'inventaire des trésors archéologiques de la région, ne mentionne cependant pas la fameuse armée. Invité cette année-là à visiter la région de Xian, le premier ministre français Raymond Barre peut contempler la Forêt des stèles, cette bibliothèque de basalte de la civilisation chinoise, mais ni lui ni Leclerc du Sablon qui l'accompagne ne sont invités à voir la moindre armée de terre cuite. Le journaliste y a accès en 1982 dans la suite du président de l'Assemblée nationale, Louis Mermaz, puis en 1983, dans celle de François Mitterrand. «Je retiens surtout la nervosité des fonctionnaires chinois dès que nous faisions mine de nous approcher des statues en terre cuite, ou de les photographier. Et je me souviens que leur disposition, au fond de la fosse numéro un, était restée inchangée d'une visite à l'autre.»
En 1991, Leclerc obtient un rendez-vous avec le professeur Yuan Zhongyi, le responsable des fouilles du site de Lintong où est mise au jour l'armée légendaire. Il découvre un homme d'une grande courtoisie, très différent des mandarins rouges. En lui-même, le personnage est une énigme: comment a-t-il pu faire son métier d'archéologue sous la révolution culturelle quand le mot d'ordre national était d'«abattre les vieilleries»? «On m'a envoyé à la campagne pour rééducation, répond-il, j'en ai profité pour chercher les vieilles pierres.» Il raconte encore qu'il a refusé de critiquer une stèle vantant les mérites de Confucius, refusé encore d'écrire des articles pour soutenir la campagne «Critiquez Lin Biao, critiquez Confucius».
Confucius, l'ennemi de Mao: c'est lui qui à travers les intrigues politiques au sein du parti va mettre Leclerc sur la piste de la fausse armée. Pour suivre cette piste, il faudra lire entre les lignes dans les journaux officiels, comprendre les luttes à mort passées et présentes entre Mao, Deng Xiaoping, la Bande des quatre et Zhou Enlai. En pleine campagne contre Confucius, la résurrection du souvenir de l'empereur Shi Huangdi, «grand unificateur des pensées», est en tout cas une aubaine pour la Bande des quatre, adeptes eux aussi du «brûler les livres et enterrer les lettrés». Ils cherchent à barrer la route aux modérés. Le coup de pioche dans le sol sablonneux d'un bosquet de Yang Peiyan, chef de brigade dans la commune populaire de Yanzai à la recherche d'eau pendant une sécheresse, le 24 mars 1974, est le hasard qu'il leur fallait.
«La nuit tombait, les loups rôdaient». Les débris qu'exhume le paysan à deux ou trois mètres de profondeur sont des «morceaux de soldats, des têtes cassées, des fragments de flèches et arcs en bronze». Le professeur Yuan raconte ainsi la suite au journaliste: «Le paysan Yang a prévenu les dirigeants du district de Lintong. Le chef du Département de la culture, Zhao Kangming, s'est rendu sur le site le 5 mai… Il a tout de suite compris qu'il s'agissait d'antiquités. Ces flèches en bronze lui rappelaient l'exhumation d'armes de l'époque Qin, et ces visages ceux des statues de palefreniers trouvées dans la région en 1940.»
Ayant dédommagé le paysan avec l'équivalent de vingt francs suisses, Zhao «ramasse les morceaux et les emporte à son bureau pour tenter de les recoller. Il lui a fallu trois mois pour reconstituer le soldat.» En cachette, précise-t-il. Un journaliste du Quotidien du peuple en vacances dans la région avertit cependant Pékin par une dépêche confidentielle, poursuit le professeur Yuan. Sur quoi, le bureau politique fait envoyer une équipe de quatre chercheurs de très haut niveau sur le site. Yuan en fait partie: «Nous avons planté nos tentes et nous avons commencé à creuser, mais nous n'avons pas pensé que c'était une découverte si importante.» L'archéologue note en effet que dans sa description du tombeau impérial, Sima Qian, le père des historiens chinois, ne mentionne pas la présence de soldats.
En juin 1998, Jean Leclerc du Sablon suit Bill Clinton à Xian. Tout est changé. Autoroute, hôtels, balançoires, stands de tir, marchands, guerriers à vendre, de la miniature à la grande taille, très ressemblants… Dans la fosse numéro un, où un panneau prévient: «Il n'existe aucun document historique concernant les guerriers de terre cuite», il y a du nouveau: «Un contingent de cinq cents statues est venu renforcer la garde impériale» constate Leclerc. Il n'est pas autorisé à entrer dans les ateliers où travaillent les archéologues, au fond du jardin, mais son confrère de Libération, Pierre Haski, y est entré: «On n'hésite pas, comme nous l'avons constaté dans ces laboratoires, à refaire à neuf une coiffure de guerrier, ou des parties entières de son armure, alors que les guides expliquent aux visiteurs que les soldats sont uniquement reconstitués à partir des pièces d'origine trouvées sur le site.»
L'armée de terre cuite, opportunément gonflée pour les besoins de la propagande politique, est l'exemple le plus parlant de cet «empire de la poudre aux yeux» que décrit l'ancien correspondant tout au long des trente dernières années. Dans ce livre bourré d'anecdotes et d'observations en biais, écrit avec sympathie et compassion pour un peuple maltraité qui ne perd jamais son humour, on reçoit deux leçons: d'histoire chinoise et de journalisme. Pour la première, Leclerc du Sablon adopte la posture modeste de celui qui sait qu'il ne saura jamais suffisamment. Et pour la seconde, la posture exigeante de celui qui connaît la grandeur de la retenue journalistique.
*L'Empire de la poudre aux Yeux, Carnets de Chine, 1970-2001, Jean Leclerc du Sablon, Flammarion, Paris 2002, 394 p.
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