Les débats sont vifs et nombreux au sein de notre audience en ligne: «TOC!: Le langage épicène pour les nul.le.s», la dernière vidéo de la comédienne humoriste Claude-Inga Barbey, publiée lundi sur les comptes YouTube et Facebook du Temps, a suscité un déluge de commentaires et de prises de position parfois amusées, mais plus souvent scandalisées et très critiques, il faut bien le reconnaître, évoquant «un humour oppressif», une vidéo «transphobe», «malveillante», «indigne du Temps» (citations tirées des réseaux Instagram et Facebook, où elle a suscité plusieurs centaines de commentaires).

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Le sketch incriminé confronte Jocelyne, transgenre, à Jacqueline, sa psychiatre complètement perdue. A l’intérieur de notre rédaction aussi, il a suscité un vif débat. Les critiques essuyées par cette vidéo démontrent-elles la surréaction d’un communautarisme victimaire, une sensiblerie exagérée d’une génération biberonnée au politiquement correct, voire l’oubli de ce qu’est le travail d’humoriste et de comédienne, comme le disent les uns? Ou reflètent-elles la juste condamnation d’une vision dépassée et offensante, l’indispensable dénonciation de clichés discriminant une minorité qui lutte encore pour sa reconnaissance, comme l’affirment les autres?

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«Il doit y avoir une très grande souffrance pour que ce sujet provoque tant de réactions.» Jointe par téléphone, la comédienne Claude-Inga Barbey prend acte avec désolation de la vivacité, voire de la violence, des réponses que son sujet a provoquées. «Mon sujet était à propos des thérapies de conversion, que la loi pourrait interdire. Je me suis demandé comment les psys pouvaient réagir. C’est peut-être maladroit, mais à aucun moment je ne me moque des LGBT! J’ai regardé à nouveau cette vidéo, honnêtement, et je ne vois pas de critique de cette communauté. Jocelyne est mon personnage préféré et est inspirée par une de mes amies LGBT, récemment décédée. Elle est tendre, elle n’est pas méchante, pas odieuse, pas blessante, elle souffre, elle cherche son identité. Je suis stupéfaite de ces réactions, de ce manque de distance.»

L’humour a toujours montré les limites et les contradictions d’une société, il évolue avec elle, ancré dans un contexte socio-historique. Et pas question de censurer l’humoriste, dont la parole doit être libre, même si elle gratte un peu. Mais ces grands principes vertueux acceptés de toutes et tous se compliquent dès que l’on passe aux choses pratiques. Peut-il y avoir humour quand il y a souffrance? L’humoriste peut-il faire abstraction de la réception de ses œuvres?

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Ce sont les questions que pose Marius Diserens, spécialiste en Etudes genre venant de l’Université de Genève, activiste qui intervient souvent dans ce type de problématique et qui a pris part au débat sur les réseaux sociaux après avoir été alerté par une jeune personne de son entourage. «Je me suis dit que beaucoup de monde allait être heurté, blessé, et que vous aviez besoin d’un sensitivity reader [une personne formée à détecter les discriminations dans un texte ou une situation, ndlr]. Il n’y a pas eu de recherches, ou alors elles ont été mal faites. Mettre ensemble la transidentité ou l’identité queer, en plus de l’homosexualité, et les thérapies de conversion, c’est un mélange super-violent. Une satire peut se faire de la part des personnes concernées, qui peuvent rire d’elles-mêmes. Le rire n’est pas détaché d’une histoire et d’une culture, il est ancré dans un système avec des privilèges. On sait que les représentations queers et non binaires sont souvent très fausses et desservent beaucoup une communauté qui subit déjà l’invisibilité et énormément de violence symbolique et physique. C’est à ces personnes d’estimer si elles sont blessées ou non. Les réactions sur les réseaux ne m’étonnent pas, «iels» en ont assez d’être mal représenté·es, surtout de façon si violente.»

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On lit aussi sur les réseaux sociaux qu’une tribune humoristique ne peut pas viser de la même façon un Pierre Maudet ou l’armée, objets de précédents sketchs de Claude-Inga Barbey, et qui ont des positions de pouvoir dans la société, qu’une communauté minoritaire qui estime être mal représentée, voire discriminée. Pour ceux qui, de bonne foi, ne comprennent pas le problème posé par cette vidéo («On peut rire de tout, mais manifestement pas avec n’importe qui», lit-on aussi), les critiques des réseaux font cette comparaison: «Est-ce qu’un humoriste blanc pourrait faire de l’humour en mettant en scène des Noirs?» Ce n’est pas qu’un effet #Blacklivesmatter: depuis des années, et sans aucun doute possible, certains sketchs de Pierre Desproges ou de Michel Leeb sont devenus irregardables.

Une vidéo indépendante de la ligne du «Temps»

Que la vidéo ait été diffusée par Le Temps a aussi renforcé son exposition en posant la question de son statut éditorial. «Cela m’a surpris car votre média est plutôt inclusif, vous avez fait beaucoup de choses autour des droits des femmes (mais trop peu autour des LGBTIQ+)», estime ainsi Marius Diserens.

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L’occasion de rappeler que les vidéos de Claude-Inga Barbey ont le même statut que les chroniques des personnalités extérieures au Temps qui écrivent régulièrement dans ses colonnes: il s’agit de capsules, de billets d’humeur qui n’engagent pas la rédaction, qui ne représentent pas la ligne éditoriale du Temps mais qui font plus généralement partie du débat public. Leurs sujets ne sont pas discutés en amont, encore moins négociés. «Peut-être que l’incompréhension vient aussi du vecteur, s’interroge Claude-Inga Barbey, ce mélange entre des fictions et un média qui, lui, vit de faits réels.» Car la comédienne insiste: ses personnages sont… des personnages, qu’elle invente.

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Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.