Publicité

L’échec de la politique américaine au Pakistan

En soutenant les généraux d’Islamabad, Washington a contribué à faire du Pakistan un sanctuaire à djihadistes, estime Brahma Chellaney

L’exécution d’Oussama Ben Laden par un commando des forces spéciales américaines au cours d’un assaut par hélicoptères d’une villa cossue situé près d’Islamabad rappelle la capture d’autres dirigeants d’Al-Qaida, dans d’autres villes pakistanaises. Une fois de plus, nous pouvons constater que les véritables sanctuaires terroristes ne sont pas situés le long des frontières du Pakistan avec l’Inde et l’Afghanistan, mais au cœur même du Pakistan.

Ce fait souligne une autre réalité fondamentale – la lutte contre le terrorisme international ne pourra être remportée sans une démilitarisation et une normalisation du Pakistan, avec notamment un rééquilibrage des relations entre les sphères civile et militaire du pays et une reprise en main des éléments scélérats des services de renseignement (ISI) du Pakistan.

D’autres dirigeants terroristes capturés au Pakistan depuis le 11 septembre 2001 – dont Khalid Cheikh Mohammed, le numéro trois d’Al-Qaida, Abou Zubeida, le responsable des opérations de la nébuleuse terroriste, Yasser Jazeeri, Abou Faraj Farj, et Ramzi Binalsheikh, l’un des coordinateurs de l’attentat du 11 septembre – l’ont tous été dans des villes pakistanaises. S’il y a bien un côté étonnant à la planque de Ben Laden, c’est qu’elle était située à Abbottabad, dans le voisinage immédiat d’une académie militaire.

On ne peut que présumer de l’importance de la protection dont bénéficiait Ben Laden de la part de certains éléments de l’establishment militaire pakistanais pour avoir pu échapper à la traque des Américains pendant presque dix ans. Le localiser n’a été possible que lorsque les Etats-Unis, au risque de rompre les relations de longue date qu’ils entretiennent avec l’armée pakistanaise et l’ISI, ont déployé des agents de la CIA, des commandos des forces spéciales et des mercenaires au Pakistan même, sans en informer l’armée pakistanaise.

Ces dernières années, la mouvance Al-Qaida, affaiblie par la mort ou la capture de ses principaux dirigeants, et avec Ben Laden terré au Pakistan, avait déjà perdu la capacité de commettre un attentat international de grande ampleur ou de menacer les intérêts américains. Avec la mort de Ben Laden, il est probable qu’Al-Qaida, en tant qu’organisation, se disloque peu à peu.

Il est pourtant tout aussi probable que son idéologie dangereuse se perpétue et motive des acteurs non étatiques soutenus par des Etats. Ce sera ce genre d’éléments qui aura la capacité de lancer des attentats transnationaux de grande envergure, comme l’attentat de Bombay en 2008. Même en Afghanistan, le principal ennemi militaire des Américains n’est pas Al-Qaida, mais les talibans renaissants qui trouvent un refuge sûr au Pakistan.

Il est fort plausible pour ces raisons que l’attention se tourne désormais vers les réseaux terroristes au sein du Pakistan et sur le rôle et les relations entre les acteurs étatiques et non étatiques dans ce pays. Il est intéressant de noter qu’au moment où la CIA se rapprochait de Ben Laden, le chef d’état-major américain, l’amiral Mike Mullen, a pour la première fois publiquement établi un lien entre l’armée pakistanaise et certains combattants auxquels font face les troupes américaines en Afghanistan. Les milices islamistes créées au Pakistan continuent à agir librement, et tant l’armée que les services de renseignement pakistanais répugnent à couper les liens intimes noués avec des éléments extrémistes et terroristes.

Pour les Etats-Unis, le Pakistan présente un problème particulièrement ardu. Malgré une aide de 20 milliards de dollars octroyée depuis septembre 2001 par les Etats-Unis au Pakistan pour lutter contre le terrorisme, ceux-ci n’ont bénéficié au mieux que d’une aide réticente et au pire d’une coopération fourbe. Aujourd’hui, l’échec de la politique américaine au Pakistan apparaît clairement, dans le contexte d’une hostilité marquée de la population envers les Etats-Unis. Et pourtant ce pays, avec un des ratios impôts-PIB le plus bas au monde, a plus que jamais besoin de l’aide américaine.

Alors que les Américains fêtent la mort de Ben Laden, l’administration américaine doit reconnaître que la faillite de sa politique au Pakistan en a fait le principal sanctuaire terroriste au monde. Au lieu de contribuer à l’établissement d’institutions civiles solides, les Etats-Unis ont dorloté l’establishment militaire pakistanais, infiltré par les djihadistes. Pour preuve, l’aide militaire supplémentaire de 3 milliards de dollars prévue pour la prochaine année fiscale. Après que le dictateur Pervez Musharraf eut été contraint de quitter le pouvoir, le nouveau gouvernement civil pakistanais a donné l’ordre à l’ISI de rendre des comptes au ministre de l’Intérieur, mais cette initiative n’a reçu aucun soutien de la part des Etats-Unis et l’armée a rapidement fait échouer cette tentative visant à affirmer le contrôle des services de renseignement par les institutions civiles.

Après son élection à la présidence, Barack Obama a annoncé un déploiement militaire de grande envergure en Afghanistan, tout en multipliant le montant de l’aide accordée au Pakistan, en faisant le principal bénéficiaire de l’aide américaine, même si les dirigeants talibans et les éléments restants d’Al-Qaida continuent à trouver un asile sûr au Pakistan. Cette situation n’a fait qu’approfondir l’engagement des Etats-Unis dans une guerre autre que celle qu’ils devraient mener et encourager le Pakistan à financer les talibans afghans, alors même que les attaques répétées des Etats-Unis ont continué à affaiblir Al-Qaida.

Il ne faut pas s’y tromper: le fléau du terrorisme pakistanais émane davantage des généraux buveurs de whisky que des mollahs enturbannés. Ce sont les généraux soi-disant laïcs qui ont permis l’émergence des forces djihadistes et engendré les talibans, Lashkar-e-Taiba, la milice de Jalaluddin Haqqani, et d’autres groupes extrémistes. Et en faisant porter la responsabilité de leur politique de terrorisme par procuration aux marionnettes que sont les mollahs, les généraux ont fait croire aux Etats-Unis que la solution au problème est de contenir la frange religieuse – au lieu des marionnettistes.

En fait, la plongée du Pakistan dans les ténèbres djihadistes ne s’est pas produite sous l’égide d’un gouvernement civil, mais sous deux dictatures militaires – dont l’une a nourri et relâché les forces djihadistes et l’autre amené le pays au bord du précipice.

Sans une réforme de l’armée pakistanaise et des services de renseignement, il sera impossible d’envisager une fin du terrorisme transnational – et l’établissement d’une véritable nation au Pakistan. Comment le Pakistan peut-il être un Etat «normal» quand l’armée et le renseignement échappent au contrôle des institutions civiles et que le véritable pouvoir est aux mains des généraux?

Avec la mort de Ben Laden, la seule manière dont Al-Qaida pourrait se reconstituer dépend de la capacité de l’armée pakistanaise à réinstaller un régime qui lui soit inféodé à Kaboul. Tant que l’emprise de l’armée sur le pouvoir n’est pas desserrée et les services de renseignement mis au pas, il est probable que le Pakistan demeure l’épicentre de la menace terroriste qui pèse sur le monde.