L’édition à compte d’auteur, un abus de langage
opinions
La dimension infinie des textes publiés, une notion récente à laquelle contribue l’édition à compte d’auteurs, renforce le rôle du libraire dans sa mission de sélection et de repérage, souligne le directeur général de Payot Librairie, Pascal Vandenberghe
Si la frustration d’un auteur devant les refus successifs des éditeurs d’éditer et publier son texte est légitime, la tentation de l’autoédition ou de l’édition à compte d’auteur risque fort de déboucher sur une non moins grande frustration, face à des critiques littéraires qui généralement refusent de rendre compte de tels livres, et à des libraires qui ne les commercialisent qu’exceptionnellement. En réalité, le terme d’«édition» appliqué à ce type de livres est impropre, ce qui explique le refus des prescripteurs de les considérer au même titre que les livres des éditeurs. Car il ne s’agit pas ici d’édition au sens propre, mais de simple publication à compte d’auteur.
Contrairement à la langue française, la langue anglaise distingue bien deux métiers, «editor» et «publisher». L’éditeur au sens strict du terme sélectionne d’abord les manuscrits en fonction de lignes éditoriales prédéfinies qui constituent sa marque de fabrique, connue et identifiée par les prescripteurs. Il accompagne ensuite l’auteur dans le travail sur le texte, puis en assurera la diffusion et la promotion. En terme de «ligne éditoriale», les critères perceptibles dans l’édition à compte d’auteur se limitent généralement au fait que les textes ont été refusés par les éditeurs et que l’auteur a contribué financièrement à la fabrication du livre, dans la plupart des cas intégralement. Ces critères de publication n’augurent en rien de la qualité du texte. La publication en elle-même consiste essentiellement à fabriquer le livre, de la mise en page à l’impression.
Depuis quelques années, la très forte réduction de coûts de l’impression numérique, qui autorise dorénavant des tirages relativement faibles à des tarifs abordables, a favorisé la prolifération de sociétés proposant l’édition à compte d’auteur et la multiplication des textes ainsi publiés. Face à cette déferlante, les libraires sont confrontés à deux problématiques qui les amènent à refuser de commercialiser de tels textes (à quelques rares exceptions près d’auteurs locaux): la qualité d’abord, le cadre légal ensuite.
Pour ce qui concerne la qualité, sans adhérer totalement aux récents propos de Catherine Guillebaud, directrice littéraire des Editions Arléa, qui affirmait «ne pas croire au chef-d’œuvre impublié», on peut comprendre que le crédit qu’accordent les libraires aux livres publiés par des éditeurs traditionnels pratiquant l’édition des textes ne bénéficie pas aux livres autopubliés ou publiés à compte d’auteur. La nécessité aussi bien matérielle que professionnelle de sélectionner les ouvrages qu’ils proposent à la vente parmi une production qu’aucun libraire brick and mortar ne peut commercialiser dans son intégralité (environ 600 000 titres sont disponibles en langue française, auxquels viennent s’ajouter chaque année quelque 60 000 nouveautés), amène à des choix basés sur des critères précis, notamment celui de garantir que le texte publié a bénéficié d’un accompagnement éditorial digne de ce nom, critère qui exclut les livres à compte d’auteur. Le libraire doit être en mesure d’assumer ses choix devant ses clients, qui jugent la qualité de son offre.
Sur le plan légal ensuite, le droit suisse considère le revendeur comme coresponsable pénalement du contenu des ouvrages qu’il propose à la vente. Si le libraire accorde sa confiance a priori à un livre publié par un éditeur, soucieux lui-même de vérifier au préalable la légalité des textes sur des sujets «sensibles», il est évident que cette confiance ne peut être accordée à des textes qui ne sont pas passés par ce filtre de la compatibilité juridique et ne peuvent par ailleurs faire l’objet d’une lecture systématique et compétente dans ce domaine par le libraire lui-même. Le principe de précaution s’applique donc à juste titre pour éviter de se retrouver devant le juge pour des motifs allant de l’apologie de la pédophilie à la diffamation, en passant par l’antisémitisme ou toutes les formes d’expression de racisme, et autres délits potentiellement passibles de sanctions pénales.
Allant encore plus loin dans l’autoédition, certains acteurs du Net prétendent vouloir faciliter le passage direct du texte de l’auteur au lecteur en supprimant des intermédiaires jugés inutiles (l’éditeur et le libraire). Sous des apparences trompeuses de démocratisation du livre et de la lecture se cachent des intérêts financiers bien calculés, au détriment d’une bibliodiversité qui ne peut être garantie par la seule quantité des textes disponibles, potentiellement infinie, mais qui nécessite un niveau minimum de qualité garanti et validé par des professionnels. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette dimension infinie, relativement récente, renforce en fait le rôle du libraire dans sa mission de sélection et de repérage par des recommandations et des conseils qui jalonneront le parcours du lecteur, aussi bien sur Internet qu’en librairie physique.
Directeur général Payot Libraire
La quantité infinie
de textes publiés
renforce le rôledu libraire danssa mission de sélection et de repérage
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.