L’image est terrible, c’est «la photo de la honte», dit Paris Match. Le Temps a pris le parti de la montrer dès mercredi soir, sur son site internet et en page 5 de son édition papier. Avec un commentaire de son rédacteur en chef, dont sont extraites les lignes suivantes: il faut «témoigner de la réalité, même lorsque celle-ci est choquante». C’est «l’inaction des dirigeants européens» qui «a causé hier la mort de l’enfant de Bodrum. Ce dernier mérite notre respect et notre considération, pas que l’on détourne les yeux.» D’autres journaux ont préféré publier cette autre image, mais en page une. Moins dure, mais tout aussi insoutenable si l’on se met dans la tête et dans la peau de ce policier turc:

L’homme détourne le regard de son fardeau, si léger et pourtant si lourd à porter. Aylan Kurdi était âgé de 3 ans. Lui et son frère, Galip, 5 ans, ont péri mercredi dans un naufrage de migrants syriens, selon tous les médias turcs, comme la Cumhuriyet Gazetesi. Alors le quotidien bruxellois Le Soir s’indigne: «Immigration: le silence est un poison». Il lance un appel: «La classe politique, solutions populistes mises à part, semble paralysée face à la crise migratoire. Face à son ampleur, il est temps que chacun prenne ses responsabilités.»

Les bateaux qui les transportaient, ces deux frères et leurs dix autres compagnons d’infortune, étaient partis dans la nuit de mardi à mercredi de la ville côtière turque de Bodrum à destination de l’île grecque de Kos, l’un des plus courts passages maritimes entre la Turquie et l’Europe, lorsqu’ils ont chaviré. Selon le quotidien turc Hurriyet, cité par Courrier international, «ces naufragés venaient vraisemblablement de Kobani, ville de Syrie adossée à la frontière turque et théâtre de violents combats entre djihadistes de l’Etat islamique et miliciens kurdes».

Hashtag «l’humanité échouée»

Le petit garçon, inerte et trempé, mort noyé dans le naufrage de deux embarcations transportant des Syriens, ce jeudi matin, c’est l’image de trop dans la crise actuelle, pour tous les médias. L’Europe est sous le choc après sa publication. Les sauveteurs ont repêché 12 corps sans vie. Et le cadavre d’Aylan, tee-shirt rouge et short bleu, face contre terre, a envahi les réseaux sociaux sous le mot-dièse #KiyiyaVuranInsanlik («l’humanité échouée», en turc), qui est devenu l’un des hashtags les plus partagés sur Twitter:

Ces images sont largement reprises par la presse européenne, y compris par des journaux qui avaient auparavant adopté une ligne dure sur la crise migratoire. «Toute petite victime d’une tragédie humaine», titre le Daily Mail. «Insoutenable», juge de son côté The Mirror. Et selon le Guardian, voilà résumée «toute l’horreur du drame humain qui se déroule sur les côtes européennes».

«Si ces images extraordinairement fortes d’un enfant syrien rejeté sur une plage ne modifient par l’attitude de l’Europe vis-à-vis des réfugiés, qu’est-ce qui le fera?» s’interroge The Independent. C’est «l’enfant de quelqu’un» («Somebody’s child»), lance-t-il à la une, plaidant pour que «la réalité du désespoir qui est le lot de nombreux réfugiés ne soit pas noyée par le flot de paroles sur la crise des migrants»:

«Migranti, una foto per far tacere il mondo»: en Italie, La Repubblica a twitté «La photo qui fait taire le monde»; et en Espagne, El País en fait le «symbole du drame migratoire». Pour son confrère El Mundo, la photo de «l’enfant de la plage» fait «désormais partie de l’album migratoire de l’infamie». Et le HuffingtonPost UK a aussi dévoilé ces images choquantes, interpellant en lettres capitales le premier ministre britannique, David Cameron, d’un cinglant: «Fais quelque chose, David.»

Et puis il y a ce texte, courageux: «Certains disent que l’image est trop offensante pour être partagée en ligne ou imprimée dans nos journaux», écrit dans une tribune le directeur pour les situations d’urgence de Human Rights Watch, Peter Bouckaert. «Mais ce que je trouve offensant, c’est que des corps d’enfants noyés viennent s’échouer sur nos rivages, alors que l’on aurait pu en faire plus pour leur sauver la vie.» Il dit avoir lui-même longtemps hésité avant de twitter la photo du corps:

De nombreux internautes ont aussi confié leur émotion sur Twitter. «Où va ce monde?» commente Taner Poyraz. «Plus jamais ça», renchérit Sadullah Turgut. On doute que cela suffise.

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