Depuis Freud, l'affaire est entendue: s'attaquer au «symptôme» d'une maladie sans en analyser, élucider la cause ne sert à rien, le mal reviendra sans cesse. C'est contre ce dogme que combat Léon Chertok, un psychiatre solitaire qui a osé réintroduire dans la relation entre le médecin et le malade des notions telles que la suggestion et une pratique telle que l'hypnose
Deux ouvrages viennent de paraître en France qui mettent en évidence l'apport de Léon Chertok et de ses recherches sur l'hypnose dans la pratique médicale et psychanalytique. Le premier, recueil des vingt principaux articles de Chertok dans des revues françaises ou internationales, comprend une interview que ses deux biographes, Isabelle Stengers et Didier Gille, avaient fait paraître en 1986 dans L'Autre Journal. Nous la republions ci-dessous. Le deuxième, écrit en parallèle par la même Isabelle Stengers et Tobie Nathan, explore la fonction du médecin auprès de son malade, à la suite des travaux de Chertok. Ces deux textes mettent en doute les dogmes les mieux établis de la profession médicale*.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l'hypnose?
Léon Chertok: Tout à fait par hasard. A moins que, inconsciemment, je n'aie cherché à prolonger la vie passionnée et combative que j'avais connue pendant la guerre: en voulant réhabiliter l'hypnose, je me suis engagé dans une bataille qui dure depuis deux cents ans. Je suis né en Russie, j'ai fait mes études de médecine en Tchécoslovaquie, et je suis arrivé à Paris en 1939. C'est là que, au sortir de la guerre, j'ai commencé ma formation de psychiatrie et de psychanalyse. J'ai rencontré mon premier cas à l'hôpital de Villejuif, en 1949. C'était une femme de 34 ans, mariée, mère d'un fils, qui avait gommé douze ans de sa vie: elle se présentait comme une jeune fille de 22 ans. Premier entretien, deuxième entretien, cela ne bougeait pas. Et puis je me suis dit: amnésie lacunaire, hystérie…, pourquoi ne pas essayer l'hypnose? J'avais vu hypnotiser, à Vienne, où j'avais passé deux semestres comme étudiant. J'ai essayé. Chance ou malchance, c'était un excellent sujet. Je lui ai montré deux doigts, et en trente secondes, hypnotisée. Je lui ai suggéré qu'au réveil elle se souviendrait. Et au réveil, elle avait 34 ans.
Mais je me sentais terriblement coupable. J'étais en analyse chez Lacan et je me suis confessé sur le divan: voilà, j'ai commis quelque chose d'épouvantable… Il n'a rien dit, il buvait son thé. J'ai pensé à l'époque que lui, supposé savoir, savait ce qui s'était passé. Maintenant, je pense qu'il était aussi perplexe que moi et que, par la suite, ni lui ni moi n'en avons su davantage.
– C'est à cette époque que le «combat» a commencé?
– J'ai attendu trois ans avant de publier cette observation. Mais il faut se mettre à ma place: tout en poursuivant ma formation analytique, j'utilisais l'hypnose de temps en temps, ce qui était absolument hérétique dans les années 50. En même temps, je me disais: voilà, je suis hérétique, ça m'amuse.
J'ai commencé une recherche sur la douleur. C'était en effet la grande époque de l'accouchement sans douleur, un don pour l'humanité qui nous venait d'URSS. Un vrai délire: publicité énorme du Parti communiste… Les femmes communistes n'avaient qu'une ambition, accoucher sans douleur… Même Pie XII a marché, tout le monde. Cette méthode pavlovienne «psycho-prophylactique» était censée débarrasser la femme des réflexes conditionnés qui entraînent les douleurs de l'accouchement. J'ai publié un livre où je montrais qu'elle reposait en fait sur la suggestion. Et je me suis mis à dos ceux qui en étaient partisans. Le dogmatisme des pavloviens vaut bien celui des psychanalystes. Certains pavloviens sont d'ailleurs devenus psychanalystes, toujours aussi dogmatiques.
Quant aux psychanalystes eux-mêmes, ils m'avaient mis sur une liste noire. J'avais continué ma formation analytique, mais pas question de devenir membre titulaire. Un jour, j'ai dit «merde». J'ai demandé jusqu'à quand je resterais élève. On m'a dit: «Chertok, tu as pris un autre chemin, tu es tenté par le diable.» C'était comme une scène d'opérette où j'aurais joué le rôle de Galilée.
– Freud, qui se servait de la technique hypnotique à ses débuts, a fini par l'abandonner.
– Lorsque j'ai étudié comment la psychanalyse s'est séparée de l'hypnose, j'ai découvert à quel point l'hypothèse du transfert avait eu une fonction défensive pour Freud. L'histoire est assez connue, une cliente, au réveil d'une transe hypnotique, saute au cou de Freud. Freud a peur, très peur, mais il conclut que le geste ne s'adresse pas à lui, qu'il n'y est pour rien: le transfert était né. Et Breuer, enthousiasmé par l'interprétation, déclara: «C'est la chose la plus importante que nous ayons à annoncer au monde.»
Freud se voulait un scientifique, et il vivait à une époque scientiste. Pour lui, la chose la plus importante était de garder l'objectivité, de ne pas être impliqué. Il a réussi à lever le tabou sur la sexualité qui hantait les psychothérapeutes du XIXe siècle, mais a reculé devant quelque chose de beaucoup plus redoutable, l'affect, qu'il a cru réduire par l'interprétation, par l'élément cognitif.
– On pense souvent à l'hypnotisé comme à une marionnette dont l'hypnotiseur tirerait les fils.
– L'hypnose est toujours représentée comme un viol, une domination, un geste barbare, fasciste. Mais toute psychothérapie est basée sur la non-liberté! Un bébé meurt s'il n'a pas de relations. Et l'homme adulte? Faut-il le laisser souffrir pour éviter de l'«influencer»?
De toute façon, l'idée d'une domination absolue dans la relation hypnotique ne correspond à rien. Même dans les cas où le patient entre très facilement en transe, l'hypnotiseur ne fait pas ce qu'il veut. Prenez le cas de cette femme à qui on a fait sous hypnose une opération chirurgicale qui réclame normalement une anesthésie générale. On devait l'opérer au poignet gauche, et je me suis trompé: ma suggestion a visé le bras droit. Elle a très bien rétabli le message: c'est son bras gauche qui a été insensibilisé! De plus, après l'intervention, j'ai oublié de lever l'anesthésie. A l'hôpital, tout le monde était affolé. Mais la patiente a décidé qu'il était plus confortable pour elle de profiter de cette absence de douleur trois jours de plus, et d'éviter ainsi la prise de médicaments. Comme la reine d'Angleterre vis-à-vis du parlement anglais, l'hypnotiseur n'a que les pouvoirs que l'hypnotisé lui délègue.
Lors d'une conférence récente, où une jeune psychanalyste, agrégée de philosophie, démontrait que le transfert n'a rien à voir avec l'hypnose, un de mes élèves lui a demandé si elle avait essayé d'hypnotiser. «Moi? Mon éthique de psychanalyste ne me le permet pas!» Son éthique! Mais le pouvoir de l'analyste est plus fort que celui de l'hypnotiseur. Parce qu'il agit par la bande: «Allongez-vous, parlez, vous êtes libre…» Et l'analysé est dans une situation effrayante: il n'a pas le droit de voir le psychanalyste qui, lui, le voit, comme Jéhovah. En fait, le cadre analytique est un cadre hypnotique, même si l'on ne dit pas: «Dormez!» Tout y est. Au moins, avec l'hypnotiseur, la situation est claire!
– On oppose parfois l'hypnose comme traitement symptomatique à l'analyse qui, elle, s'attaquerait aux causes du symptôme.
– Supprimer la cause, cela n'arrive jamais. On ne connaît pas de névrose obsessionnelle «guérie», et il est impossible de prouver que la remémoration, la prise de conscience ait en elle-même un effet thérapeutique. On s'est aperçu que les psychoses ne sont pas le résultat de conflits, mais probablement de carences affectives dans une période préconflictuelle. Dans cette perspective, verbaliser un objet de conflit, l'amener à la conscience n'a plus de sens; par contre le traitement hypnotique réparateur, qui repose sur une relation affective, s'attaque alors aussi bien à la cause qu'au symptôme.
Cet intérêt de la psychanalyse pour les psychoses fait revenir l'affect au galop. On ne prononce pas le mot hypnose, bien sûr, mais des psychanalystes américains parlent d'empathy. Ici, c'est le comble de la suggestion, puisqu'ils utilisent l'empathie pour persuader le malade que l'interprétation est juste. En France, Roustang a eu le courage de mettre les pieds dans le plat. Il a parlé de «suggestion au long cours» à propos de la cure. Les autres psychanalystes lui ont reproché de scier la branche sur laquelle il était assis.
En 1918, Freud reconnaissait que la thérapie obligerait sans doute à allier l'or pur de l'analyse au cuivre de la suggestion. Moi j'inverse la proposition, je parle d'un alliage entre l'or pur de la suggestion, et le cuivre de l'analyse. Je ne nie pas que l'élucidation, la prise de conscience, puisse jouer un rôle, y compris somatique. Je ne dis pas que le langage n'est pas important, mais sans charge affective, il n'est rien. Et ni Freud ni les psychanalystes n'ont pu résoudre le problème de l'affect, du lien affectif. Quelque chose «passe», mais quoi? Mesmer a dit un fluide, Freud a parlé du transfert. L'hypnose est une voie d'accès opérationnelle pour distinguer ce qui normalement ne peut l'être, le langage et l'affect, pour comprendre peut-être l'action des médecines douces, la magie. C'est une relation affective pure, et elle seule montre expérimentalement que la psychothérapie existe, que l'affect est une réalité: à l'aide du seul élément relationnel, on peut produire des modifications non seulement psychologiques mais corporelles.
Au cours d'une rencontre au Centre du Dr Escande, une analyste décrivait les progrès d'une de ses malades, atteinte de psoriasis, une maladie de la peau assez épouvantable. Je lui ai dit: «Pourquoi aller si loin, le psoriasis peut être blanchi par suggestion.» Je ne dis pas qu'il ne fallait pas traiter la névrose dont cette malade souffrait sans doute, mais qu'on ne me dise pas que l'amélioration de son psoriasis venait d'une prise de conscience. Il y a trois ou quatre ans, j'avais traité une jeune femme envoyée par ce centre. Elle avait des verrues planes, affreux… On en était à lui proposer une abrasion de la peau. En deux séances d'hypnose, elle avait une peau de pêche, mais depuis, rien, ils ne m'ont plus envoyé personne.
– Pourquoi ce recul face à ce qui est pour vous un instrument de recherche privilégié?
– Pour expliquer ce qui se passe en psychanalyse, il faut peut-être prendre en compte l'intérêt économique. La technique est tellement commode, elle permet de rester dix ans assis derrière un malade, confortablement. Mais il y a aussi une véritable malédiction sur l'hypnose. Peut-être la peur de s'engager dans une relation aussi archaïque. Peut-être aussi la peur de la possession, de la sorcellerie, qui existe toujours. Il n'y a plus de diable, mais la peur subsiste. Il faudra bien un jour abandonner cela. Cela ne m'étonne pas que Freud ait reculé, mais nous sommes cent ans après, et l'hypnose est toujours interdite chez les psychanalystes. C'est une erreur fondamentale. Si on veut faire une théorie du fonctionnement de l'esprit et que l'on nie un phénomène aussi patent, cela ruine la théorie. Disant cela, je ne me pose pas en démolisseur de la psychanalyse. Je la pratique. Il y a des acquis qu'il faut sauvegarder. Mais si les psychanalystes, drapés dans leur dogmatisme, se refusent à voir la réalité du facteur affectif et de la relation hypnotique, je crains qu'ils ne compromettent gravement l'avenir de la psychanalyse. Il existe déjà, aux Etats-Unis, une sorte de Patient's Lib Movement en réaction à l'attitude froide et rigide de certains analystes.
– En somme, Freud aurait refusé d'être chaman, mais il a accepté un rôle proche de celui de l'exorciste: pas d'implication avec le «possédé», pas de corps à corps; comme l'exorciste se battait avec la croix, le symbole contre le démon, lui se bat avec la puissance du langage contre le passé.
– C'est bien ça, mais, à mesure que les psychanalystes se préoccupent de l'affect, ils deviennent de plus en plus chamans. La situation évolue. Il y a dix ans, je n'aurais pas cru cela possible, mais ce sont les philosophes qui, maintenant, s'intéressent à l'hypnose. Jacques Derrida, deux de ses élèves, Jean-Luc Nancy et Mikkel Borch-Jacobsen, plus récemment Michel Henry. C'est naturel, en un sens, c'est le vieux problème du corps et de l'esprit, et de l'autonomie du sujet. Ce qui les intéresse est précisément ce qui fait peur aux psychanalystes. Il s'agit vraiment de la quatrième blessure narcissique. Freud avait défini les trois autres: Copernic, Darwin et lui-même avec la découverte de l'inconscient. La quatrième blessure, c'est l'énigme du lien affectif qui nous permet de vivre.
* «La relation médecin-patient», Léon Chertok, préface d'Isabelle Stengers, Institut d'Edition Sanofi-Synthélabo, collection Les empêcheurs de penser en rond. «Manifeste pour une psychopathologie scientifique», Tobie Nathan, et «Le Médecin et le charlatan», Isabelle Stengers, même édition, même collection.
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