L’ère des mâles tire à sa fin
Leadership
Le psychologue américain Tomas Chamorro-Premuzic dénonce l’incompétence des leaders masculins dans un brûlot provocateur. Sept femmes très insérées professionnellement réagissent, avec leur expérience et leurs tripes. Et vous, qu’en pensez-vous?

«Pourquoi tant d’hommes incompétents deviennent-ils des managers?» demandait cet été le professeur Tomas Chamorro-Premuzic dans un blog de la Harvard Business Review*. Car le monde, qui confond confiance et compétence, favorise le bluff, l’arrogance, le court terme. L’apanage des hommes, selon ce psychologue. L’écoute, la capacité à motiver, l’empathie, la constance, ces qualités – qui feraient d’une personne un bon leader – seraient plus présentes chez les femmes. Les entreprises auraient tout à gagner à leur confier les rênes du pouvoir, invite ce professeur de l’University College de Londres. Or ce sont justement les hommes qui décident. Comment sortir de ce paradoxe? Le Temps a demandé aux chroniqueuses du groupe «Femmes en affaires» de réagir à ce brûlot drôle et percutant. Et vous propose à vous aussi de nous envoyer vos commentaires et analyses (cliquez sur Ajoutez un commentaire, en haut à gauche)
* Publié en date du 22 août.
■ Josée Bélanger, directrice de l’agence Toutmorrow
«Les hommes étant plus nombreux à occuper des positions managériales, la probabilité de trouver des incompétents dans les hautes sphères s’en trouve renforcée. Cela ne peut expliquer pourquoi ces hommes deviennent incompétents. Je pense que le système y contribue dans une large mesure. Bien souvent, ces managers parachutés des grandes écoles brillent au pinacle, adorant leur reflet dans le miroir du succès. Subsiste en fond une peur de la chute et de la disgrâce, et celle-ci va croissante. Car leurs analyses sectorielles et leurs business plans ne les ont pas préparés au management de l’humain. Or, c’est l’intelligence émotionnelle qui construit un leadership enraciné.
»Voitures de fonction, bureaux spacieux: les managers sont rassurés par ces attributs et s’investissent entièrement dans leur carrière. Pourtant, leur inquiétude augmente. Comment demeurer en haut de la hiérarchie? La honte d’échouer les bloque et des comportements inhabituels – comme la fuite – se font jour. Avec parfois, au bout de la piste, le burn-out. Et si l’on apprenait aux futurs dirigeants à penser autrement, à se donner le droit de faire des choix de carrière qui intègrent l’émotion, à accepter un échec comme une opportunité? Une piste? Placer plus de femmes professeures dans les grandes écoles de gestion!»
■ Mathilde Chevée, coach d’adolescents et experte en marketing/technologie
«Le docteur Chamorro-Premuzic pointe une confusion entre compétence et arrogance. C’est une bonne nouvelle, car l’assurance à tous crins appartiendra bientôt au passé. Place aux femmes et aux hommes capables de partager leur pouvoir. Bienvenue aux génies de la collaboration!
»Les leaders du XXe siècle donnaient la direction. Ils étaient accompagnés de managers qui gèraient les projets. Longtemps, l’existence de ces petites armées, commandées par des personnes confiantes, a représenté un gage de survie pour les troupes et d’efficacité pour l’entreprise.
»Mais l’environnement a changé. Les pays émergents n’utilisent plus les mêmes codes. Le prototype du manager – un homme blanc de plus de 50 ans – s’efface. Les nouvelles technologies sapent le modèle pyramidal. Le moule n’est plus en phase avec un environnement marqué par l’incertitude, la complexité, la connectivité. Bientôt, le «boss» ne suffira plus. L’ère est aux «génies collaboratifs»: ces femmes et ces hommes qui manient l’ouverture, qui motivent et innovent à travers la collaboration, tout en partageant leur savoir et leur pouvoir. Ces talents invisibles se trouvent dans nos structures hiérarchisées. Ils et elles deviendront les leaders de demain.»
■ Carla Hilber del Pozzo, conseillère de fondations et d’entreprises
«Les «hard skills» – compétences techniques – font de l’ombre aux compétences relationnelles, dites «soft skills». Or, un dirigeant a besoin de manier ces deux outils, et la formation des cadres a un rôle à jouer dans leur acquisition. Las, la plupart des formations enseignent avant tout la technique.
»Or, être le plus gros vendeur de clous, c’est détenir un record, mais non être un leader. Liés à notre personnalité, les soft skills sont rarement mesurés et donc peu valorisés. Leur absence ne se remarque qu’en creux, à travers une trop grande rotation du personnel, de l’absentéisme, etc.
»Jusqu’à 2008, les compétences techniques garantissaient plus de productivité et une carrière. Depuis, la crise sollicite notre capacité à mobiliser les collaborateurs. Cette tâche nécessite autant de hard que de soft skills. C’est une aubaine qu’il faut saisir pour apprendre. Avant d’être indépendante, j’ai travaillé dix ans au sein d’une direction. Hommes et femmes m’ont évaluée suivant des chiffres, sans jamais évoquer l’incidence des soft skills sur les résultats de mon équipe. Dommage. Un rééquilibrage s’impose. Il exigera une plus grande représentation des femmes dans les lieux de formation et de décision, pour évoluer vers un style de leadership rassembleur.»
■ Professeur Ann Catherine Kato, neuroscientifique, Faculté de médecine, Université de Genève
«Comment expliquer qu’en Occident, la moitié des doctorats obtenus en science et en ingénierie le sont par des femmes, alors qu’elles ne représentent qu’un cinquième des professeurs titularisés? Comme dans beaucoup de professions, les hommes dominent tous les niveaux de prise de décision qui affectent les carrières universitaires. Cela va des comités de rédaction des revues à ceux qui accordent des subsides. Les femmes sont rarement invitées à siéger au sein des cénacles scientifiques. Il y a peu de conférences scientifiques réellement mixtes.
»Selon un rapport cité par The Economist, les femmes universitaires ne seraient pas assez agressives. Elles ne se citeraient pas elles-mêmes aussi souvent que les hommes le font dans les revues. Or, être cité constitue un argument décisif auprès des comités de nomination.
»Les femmes et les hommes ont les mêmes capacités. Mais les hommes occupent la grande majorité des postes de haut niveau, ce qui implique mathématiquement la présence de beaucoup de gens médiocres, comme le dit justement Tomas Chamorro-Premuzic. Les hommes préféreraient-ils avoir comme collègues des hommes médiocres plutôt que des femmes intelligentes?»
■ Caroline Miller, Talent Spotter, fondatrice de Headtohead
«Les hommes ont toujours interprété l’assurance de soi comme le signe du leadership. Mais, poussé à l’extrême – comme c’est souvent le cas chez les managers –, ce trait peut cacher une terrible peur de l’autre et de l’échec. Le Dr Chamorro-Premuzic pointe le narcissisme des leaders incompétents. Ses causes proviendraient entre autres d’une maltraitance émotionnelle sévère durant l’enfance. Ces hommes n’utilisent pour moteur de prise de décision que leur rationalité. Quant au cœur et aux tripes, armes puissantes dans la prise de décision, ils sont écartés par ces individus, qui les regardent comme susceptibles d’exposer leur impuissance. Tête, cœur, tripes: les femmes sont bien plus nombreuses à intégrer ces trois moteurs dans leurs prises de décision. Leur cœur les conduit à l’humilité, trait de caractère que Chamorro-Premuzic décrit comme caractéristique chez les leaders compétents. Las, l’angoisse de ne pouvoir satisfaire aux exigences des actionnaires, révèle les instincts les moins glorieux et aiguise le narcissisme de ceux qui souffrent de cet amour excessif de soi. Affaiblie, la majorité des employés risque de favoriser le leader qui donne tous les gages de l’assurance, choisissant ainsi le bourreau qui les mènera à l’échafaud.»
■ Michèle Ollier, associée à Index Ventures
«Ne perds pas de temps sur le contenu de ta présentation. Lorsque tu prendras la parole, montre que tu as une grande confiance en toi et tout le monde pensera que ce que tu dis est intelligent!» Voilà une scène vue entre un manager et son jeune collègue. C’est vrai: dans le monde des affaires, afficher une grande confiance en soi, comme le décrit Tomas Chamorro-Premuzic, prime souvent sur la qualité.
»La confiance est une qualité nécessaire à tout leader, mais comment savoir si elle reflète des compétences réelles? Il n’existe pas de recette. La confiance peut être l’expression de la conscience qu’on a de sa propre valeur: un sentiment qui se consolide à travers des réalisations dont on tire de la fierté. Elle peut aussi masquer une grande insécurité, sous laquelle couve une agressivité générée par la peur d’être démasqué. Et toute tentative de remise en question se soldera par une réaction de rejet.
»Il est difficile de différencier la confiance légitime de la confiance feinte. La preuve: le nombre de leaders que nous choisissons parce qu’ils nous rassurent, alors qu’il apparaît qu’ils ne sont pas à la hauteur de leur mission. L’important est de ne surtout pas se laisser impressionner, de ne pas se contenter de l’apparence, de faire son travail d’investigation avec compétence.»
■ Natacha Rault, chargée du projet Dual Career Couples à l’Université de Genève.
«Nous faisons face à des systèmes incapables d’intégrer des modèles participatifs. Or ces modèles ont prouvé leur efficacité, et les femmes s’y sentent à l’aise, comme le montre Tomas Chamorro-Premuzic. Pourquoi alors ce système «pathologique»? Parce que les stéréotypes nous mènent par le bout du nez! Leur présence dans nos jugements est écrasante: que l’on soit homme ou femme.
»Un test en ligne proposé par la Harvard Business Review le montre: vous pensez être opposé-e au racisme? Votre inconscient viscéral vous surprendra par son adaptation à des thèses qui ne sont pas les vôtres… Dès lors, il n’est pas étonnant que les organisations poussent au «top» des personnes qui se trouvent en adéquation avec les stéréotypes dominants. L’utilisation du genre masculin pour définir «le» dirigeant, que l’on soit homme ou femme, le prouve. Cette sélection limite statistiquement le nombre de managers compétent-e-s. Commençons par pratiquer le langage épicène. Le moindre écart stéréotypé s’y révélera comme l’avenir dans la boule de verre d’une voyante.»
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