L'été 68: Mururoa, l'épouvantail de l'atome français
Revue de presse
L’atoll du Pacifique, dès la fin des années 1960, est le théâtre des essais des bombes A et H. Paris est en train de rejoindre la petite famille des nations dotées de la puissance nucléaire

Du lundi au vendredi en juillet-août, «Le Temps» plonge dans ses archives historiques pour vous faire revivre l'été de l'année 1968. Deux mois de contestation tous azimuts dont on fête le jubilé cette année, avec le «Journal de Genève» et la «Gazette de Lausanne».
Episodes précédents:
Mururoa est un atoll de l’archipel des Tuamotu, situé en Polynésie française. Celui-ci a servi – comme un autre site de l’océan Pacifique, l’atoll de Fangataufa distant de 45 kilomètres – de lieu d’expérimentation à 138 essais nucléaires français… jusqu’en 1996(!) En 1968, la France en était propriétaire depuis quatre ans et, à cette époque, l’évocation de ces îles lointaines constituait le symbole parfait des peurs liées à l’atome. On est au moment de la troisième campagne d’essais de l’armée française, après les huit bombes A déjà testées en 1966 et 1967, à peine plus de vingt ans après les ravages d’Hiroshima et de Nagasaki.
Pendant des années, ces essais nucléaires ont suscité autant d’inquiétudes que d’oppositions, à la fois locales et internationales, jusqu’à l’affaire scandaleuse du Rainbow Warrior de Greenpeace, en route vers Mururoa et coulé à Auckland en 1985 par les services secrets français. Donc, le 16 août 1968, la Gazette de Lausanne annonce pompeusement à la une: «Jour J pour la bombe H française». En précisant qu’elle allait «peut-être exploser ce week-end, ou tout au moins au début de la semaine prochaine». A une seule condition, qu’on dira la moindre, avec le recul: «Si les vents sont favorables, c’est-à-dire s’ils permettent d’éviter les retombées radioactives sur des régions habitées [...]»
Les signes sont clairs, poursuit le correspondant par intérim du quotidien vaudois: «Robert Galley, ministre de la Recherche scientifique et des questions spatiales, a quitté Paris […] pour Tahiti» et «les autorités militaires ont interdit toute navigation dans cette région du Pacifique». Il fallait faire vite, la compétition entre les nations dotées de l’atome étant féroce. La France franchissait ainsi «un nouvel échelon scientifique» avec «un engin thermonucléaire à grande puissance», qu’elle était censée parvenir à maîtriser «après les Etats-Unis (1952), l’Union soviétique (1953), la Grande-Bretagne (1957) et la Chine (1967)».
Lire aussi: La grande menace nucléaire chinoise
L’inquiétude est d’autant plus grande dans les milieux antinucléaires naissant un peu partout dans le monde que «peu d’informations ont été fournies jusqu’à maintenant, dit la Gazette, sur les caractéristiques de cette bombe H» dont les explosifs ont été conçus à l’usine de Pierrelatte, sur le site nucléaire du Tricastin, dans la basse vallée du Rhône. Elle suscitait les pires craintes puisque, connue aussi sous le nom de bombe à hydrogène, elle constituait une étape supérieure dans la course aux armements. Avec une puissance qui pouvait aller jusqu’à plusieurs milliers de fois celle d’une bombe A, comme celle larguée sur les deux villes japonaises martyres en 1945.
Dans l’espace
Précision utile du journal, mais pas plus rassurante: «Les essais français auront lieu dans l’espace. La France, comme la Chine, n’a en effet pas signé le Traité de Moscou», en 1963, peu de temps après la crise des missiles de Cuba, qui limitait «les expériences nucléaires aux seules explosions souterraines». La position de Paris est nette: il ne peut être question pour la France d’abandonner à une tierce puissance le soin d’assurer complètement sa défense nationale.
Résultat des courses, en cet été 1968 où il vacille, de Gaulle répète que «si, un jour, les Américains et les Soviétiques désarment, c’est-à-dire s’ils en viennent à la destruction et à l’interdiction des moyens nucléaires, c’est de grand cœur que la France s’abstiendra de s’en procurer». «De grand cœur», ça ne mange pas de pain. Mururoa demeure, même cinquante ans après, le théâtre de l’étalage de la puissance de l’Hexagone.
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.