Migration
De retour d’un séjour de recherche à l’Université de Tokyo, l'universitaire Johan Rochel fait un parallèle entre les politiques japonaises et suisses d’immigration

Autant l’avouer de suite: en arrivant à l’aéroport de Narita pour un séjour de recherche à l’Université de Tokyo, j’avais déjà la forte intuition que le Japon n’était pas un pays libéral. Mes premières semaines dans la mégapole ont renforcé l’impression de vivre dans une société qui se voit elle-même comme largement homogène, très loin d’un pays d’immigration. L’écriture et la langue jouent à merveille un rôle de barrière «naturelle» distinguant ceux qui peuvent prétendre faire partie de la communauté et les «autres». A n’en pas douter, nous étions des «Autres».
Le besoin de comprendre cette altérité s’est tout d’abord porté sur les statistiques japonaises, impressionnantes pour des lecteurs européens. En 2015, 2,2 millions de personnes de nationalité étrangère étaient officiellement enregistrées sur l'Archipel. La moitié de ces étrangers vient de Corée du Sud et de Chine. Sur 127 millions d’habitants, cela équivaut à environ 1,3% de la population totale – contre environ 25% en Suisse. Et ce très faible nombre d’étrangers est loin de s’expliquer par les seules règles de naturalisation. Malgré des critères convenables et un taux d’acceptation élevé, le nombre de demandes de naturalisation reste extrêmement modeste. En 2015, environ 9400 personnes sont devenues japonaises (sur un total de 12 000 demandes).
Pas de migration, mais des «ressources humaines»
Ces chiffres se reflètent dans l’étrange débat politique japonais sur les questions de migration. Le premier ministre Shinzo Abe et son gouvernement évitent le mot même de «migration». Ils lui préfèrent le concept de «politique des ressources humaines internationales». Cette stratégie doit permettre au Japon de s’attirer les services de chercheurs, spécialistes et autre main-d’œuvre très pointue. Mais cette politique des ressources humaines très qualifiées ne dit qu’une partie de la vérité migratoire. Elle a laissé ouvertes deux portes dérobées qui permettent de satisfaire les besoins du marché du travail japonais. D’une part, de nombreux étudiants étrangers se rendent au Japon pour des études. Durant leur cursus, ils sont autorisés à travailler un nombre d’heures fixes par semaine. Une fois leur diplôme en poche, certains pourront rester dans le pays.
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S’agit-il d’immigrants? Jamais de la vie, seulement des étudiants devenus essentiels pour des secteurs entiers de l’économie japonaise. En parallèle, la seconde porte dérobée fait venir des «stagiaires étrangers». Ces travailleurs se rendent au Japon pour une durée de un à trois ans dans le but d’y acquérir des compétences utiles à la prospérité économique de leur pays d’origine. Là encore, on est prié de ne pas considérer ce programme comme un élément de politique migratoire mais comme une aide japonaise aux pays partenaires.
Depuis trente ans, les nombreuses voix critiques dénoncent un packaging politique qui peine à cacher un programme de travailleurs temporaires, synonyme de nombreux dangers d’exploitation. Malgré la pression accrue pour plus de transparence et d’honnêteté dans le débat migratoire, le gouvernement refuse de changer de cap.
Je comprends mieux à présent l’envie de certains concitoyens de communier dans une société où tous peuvent se comprendre facilement, où les marqueurs identitaires sont aisément identifiables
Mon séjour au Japon m’a fait prendre conscience de nombreux parallèles avec le débat suisse. Comme Shinzo Abe et son ambition d’amener «100 millions de Japonais» sur le marché du travail, la Suisse se perd en conjectures sur la meilleure manière de mobiliser la population résidante. Le message symbolique semble être le même dans les deux cas: plutôt faire travailler les résidents qu’accepter de nouveaux venus. Les femmes, les seniors et les étrangers résidants (légalement) dans le pays sont priés de retrousser leurs manches.
Comme en Suisse, cette discussion parfois insultante passe sous silence les discriminations structurelles dont sont victimes ces catégories. Au détour d’une balançoire dans un parc tokyoïte, la même histoire entendue 10 fois: les femmes arrêtent leurs activités professionnelles après une naissance et ne retrouvent que rarement le chemin de l’entreprise. Tant la mère que le père semblent enfermés dans des rôles et missions prédéfinis. Mais même en levant ces discriminations, cette politique ne pourrait pas dépasser les limites de la population résidante. Au Japon, le taux de chômage se situe à environ 3%. L’économie japonaise est proche du plein-emploi.
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Dans certains domaines comme les soins, l’engagement de nouveaux collaborateurs s’apparente déjà à une compétition féroce. Et le dramatique vieillissement démographique viendra tout compliquer. Face à ce défi, certains Japonais apportent une réponse surprenante pour un Européen: le renforcement de l’automatisation et la forte présence des robots. A l’inverse de l’Europe qui y décèle avant tout une menace pour l’emploi et la cohésion sociale, le Japon associe depuis longtemps prospérité et évolutions technologiques. Ne reste qu’un pas que certains milieux d’extrême droite japonais franchissent volontiers: préférer les robots aux migrants.
Le pays qui voulait rester une île
Loin d’être perçue comme une chance, l’immigration est appréhendée par une majorité de Japonais comme une menace potentielle. Mais à la différence de ce qui se produit dans les débats européens, pas de peurs terroristes, mais plutôt la sensation d’une menace diffuse sur les caractéristiques spécifiques de la société japonaise.
Le migrant «autre», même celui qui arrive pourtant avec de bonnes intentions, sera à son corps défendant un facteur d’instabilité. Il se comportera de manière étrange et imprévisible et peinera à «s’intégrer» (à s’assimiler selon une terminologie plus honnête). La prévisibilité des relations humaines s’en trouvera mise en danger. Parce qu’elle crée la rencontre d’individus différents, l’immigration vient perturber une fine mécanique sociale.
Dans le sondage World Value Survey 2015, 36,3% des Japonais estiment qu’il serait souhaitable qu’aucun étranger n’habite dans leur voisinage (le troisième résultat le plus élevé des pays de l’OCDE). Après de nombreuses discussions, je suis convaincu que ce résultat ne doit pas être interprété comme du racisme généralisé, mais plutôt comme l’expression de la peur de devoir négocier au quotidien les règles du vivre-ensemble avec ces «Autres».
Comme pour confirmer cette tension, nous trouvons un petit fascicule officiel de «bienvenue» pour les résidents qui rappelle l’ensemble des règles à respecter. Malgré sa forme imagée et enfantine, il enjoint clairement d'imiter ce que font les voisins japonais et d'entrer dans le rang. Les questions critiques viendront plus tard ou mieux, elles ne viendront pas.
Cette position où l’«Autre» est perçu comme facteur d’instabilité peut justifier des choix politiques extrêmes. Comme en matière d’asile, où cet «Autre» n’est pas choisi. Sur l’accueil des réfugiés, le Japon défend une position aussi claire que controversée: n’accueillir presque personne et payer beaucoup en compensation pour que l’aide soit fournie ailleurs. En 2015, 27 personnes ont été reconnues comme réfugiés (sur 7586 demandes). 79 personnes de plus ont pu rester à titre humanitaire.
Au total donc, environ 100 personnes ont trouvé refuge au Japon, sur une population totale de 127 millions. Cette stratégie de la compensation financière soulève d’épineuses questions éthiques: Peut-on s’acheter une politique d’asile close à toute demande? Si oui, quel devrait être son prix (le Japon est par exemple le quatrième donateur du Haut-Commissariat pour les réfugiés)? Le besoin de stabilité prend le pas sur une forme de responsabilité.
La migration comme révélateur
Du point de vue d’un libéral européen, la question migratoire apparaît à la fois comme un révélateur et un miroir grossissant de la question plus fondamentale de la liberté et de l’autonomie au Japon. Il ne s’agit pas ici de faire l’histoire du concept de liberté dans le contexte japonais, mais de porter un regard bienveillant et critique inscrit dans notre expérience de migrant au Japon. A supposer que je m’installe définitivement, aurais-je le droit de mener librement ma vie? Pourrais-je définir mes envies, mes valeurs et les vivre au grand jour? La société japonaise est-elle organisée pour permettre à chacun de jouir de la plus grande liberté possible, comme le voudrait ma vision d’une société libérale?
Dans le Japon contemporain, ce ne sont pas les lois qui menacent la liberté individuelle (à la différence de Singapour par exemple). Le contrôle social exprimé à travers la famille, l’environnement professionnel, la société dans son ensemble semble être au cœur d’un vaste réseau d’attentes élevées: une bonne formation, un job prometteur, une vie de famille heureuse. D’autres perspectives de vie sont certainement permises, mais sont-elles possibles sans coût personnel très élevé? L’un de mes collègues, au mode de vie urbain et tendance, a eu cette formule choc: «Au Japon, la non-conformité se paie d’un prix extraordinairement élevé.»
Le prix de cet «entre soi» est toutefois élevé: la liberté et l’autonomie individuelles apparaissent comme des idéaux secondaires, tandis que le collectif est idéalisé comme un groupe homogène
J’ai vécu ce séjour comme une rencontre avec une autre conception de la liberté individuelle et un test grandeur nature pour mes convictions. D’après la formule de l’historien Pierre-François Souyri, le Japon serait «moderne sans être occidental». Les frontières de la liberté individuelle y sont négociées et tracées de manière différente, influencées par une histoire politique et sociale distincte de celle des démocraties européennes. Au fil des semaines de mon séjour reste l’impression tenace que le Japon tolère la liberté plus qu’il ne l’embrasse. Je me sens protégé, mais prisonnier dans un rôle social, libre mais sous l’influence des autres, fortuné mais limité dans mes choix.
A regarder la Suisse, je comprends mieux à présent l’envie de certains concitoyens de communier dans une société où tous peuvent se comprendre facilement, où les marqueurs identitaires sont aisément identifiables et où le projet national s’inscrit dans une tradition présentée comme séculaire. Le prix de cet «entre soi» est toutefois élevé: la liberté et l’autonomie individuelles apparaissent comme des idéaux secondaires, tandis que le collectif est idéalisé comme un groupe homogène. Sans oublier les coûts économiques et sociaux.
Ma conviction sur la Suisse s’est affirmée: cette envie teintée de nostalgie ne correspond pas à l’histoire de la Suisse moderne, à notre diversité et à notre conception de la nation comme résultat d’une volonté d’œuvrer ensemble. Notre projet ne repose pas sur l’idée que seuls les semblables peuvent faire société. A l’inverse, la Suisse est solide car elle reconnaît pleinement qu’au-delà du statut migratoire, des convictions, des valeurs, nous vivons ensemble car nous voulons nous garantir mutuellement liberté, égalité et prospérité.
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