HYPERLIEN
A l’approche des votations du 13 juin, «Le Temps» propose une sélection de courriers – parmi des dizaines reçues ces dernières semaines – sur les initiatives contre les pesticides. Ce thème, qui touche à notre assiette, déchire la population

Lettre ouverte d’un paysan aux experts en «nature bio»
Bernard Repond, Marsens (Fribourg)
Lettre ouverte à celles et ceux qui aiment la nature de la part d’un fils, petit-fils, arrière-petit-fils, arrière-arrière-petit-fils de paysan. J’aime ma terre, j’aime la travailler, la soigner, lui parler et l’entendre me répondre en me donnant ses fruits qui sont aussi la récompense de mon labeur quotidien depuis des années, que dire, depuis des siècles. Vous voulez connaître peut-être le programme d’une journée, simplement à titre indicatif. Venez chez nous et vous pourrez ainsi oser une comparaison avec une de vos journées de travail. Lever entre 4 et 5 heures chaque matin, sept jours sur sept, douze mois de l’année.
Tasse de café au lait, un morceau de pain et voilà que j’enfile mes bottes de caoutchouc, boutonne mon gilet, mets mon bonnet sur la tête et sors de la maison pour me rendre à l’étable en compagnie de mon père. L’odeur de bouse fraîche et de pisse chaude nous emplit les narines sitôt qu’on ouvre la porte. Dès que la lumière éclaire la rangée de vaches, celles qui sont encore couchées se lèvent et tournent la tête vers moi avec l’air de me dire «Commence par moi, ma tétine est trop pleine.» Le rituel de la traite peut débuter. Je m’installe derrière le cul de la vache, lui prend la queue par une main et l’attache sur le haut de sa cuisse gauche afin qu’elle ne m’asperge pas de bouse encore fumante pendant la traite. Puis je vais m’asseoir sur un tabouret à un pied (la chaule), mon front appuyé contre la panse de la vache. Mes doigts entourent les pis avec de la graisse et commencent la traite à la main. Le lait gicle dans le seillon maintenu entre mes genoux, gicle si fort que tout de suite se forme une écume blanche à la surface du lait.
Lire aussi: «Ces deux initiatives agricoles, c’est punitif»
Je trayais et trayais encore
Dans une ferme modernisée, le paysan entoure chaque pis d’une sorte d’entonnoir qui va tirer le lait de la tétine de la vache, système actionné par électricité. Ce travail matinal dure entre 1 et 2 heures. Et il se répétera le soir. Chaque jour, chaque semaine, chaque mois de l’année. La traite terminée, le paysan doit «fourrager» ses vaches durant la mauvaise saison et, par les beaux jours, les laissera sortir pour aller brouter les prés. J’ai commencé à aider mon père alors que j’avais à peine 13 ans. Vers 7 heures, après la traite, il me disait chaque matin: «Va te laver maintenant, et déjeune avant de partir à l’école.» Une marche de 30 minutes entre ma maison et l’école. Pas un défenseur des droits humains n’est venu dire à mon père qu’il maltraitait son fils, qu’il enfreignait les lois de la dignité humaine… Personne. Pour moi, c’était normal d’aider mon père, alors que j’entrais en adolescence. Comme mon père, tous les matins, tous les soirs, je passais derrière le cul des vaches, et mon front appuyé sur la panse, je trayais et trayais encore.
Lire également notre récit: Dans les bottes d’un paysan
Ce lait «bio» (terme bien à la mode) était apporté à la laiterie pour ensuite être livré aux entreprises de distribution ou alors transformé sur place en fromage. Arrivé sur les étals des «centres commerciaux», ce lait allait finalement nourrir les bébés tout roses de la bourgeoisie urbaine devenue «verte» quelques années plus tard, et toute la population citadine. Tous les matins et tous les soirs, Mesdames et Messieurs les experts en «nature bio», je passe du temps derrière le cul de nos vaches et appuie mon front contre la panse de celles-ci pour en tirer ce lait «éco» qui nourrit, fortifie et anime votre corps et votre cervelle.
J’invite les ministres «verts» à sentir le travail fourni
Deux ou trois fois par année, avec mon père, lors de mon jour de congé ou le samedi, on va charger le fumier provenant de la litière de nos vaches, un fumier qui a maturé pendant des mois derrière la ferme et que l’on va étendre sur les prés, sur les champs à pommes de terre ou à céréales afin de nourrir la terre. De vivifier cette terre «nourricière» qui produit la base de notre alimentation. Idem pour le purin que l’on déverse sur nos prés. Tout est naturel, tout est biologique. Merci de nous laisser continuer notre travail. Je vous invite à passer une journée ou une semaine chez n’importe quel paysan du monde pour évaluer et constater la valeur du travail qu’il y a dans un litre de lait, 1 kg de carottes ou de pommes de terre. J’invite nos ministres «verts» qui se targuent d’être les grands défenseurs du «bio, éco, durable…» à venir passer une journée chez n’importe quel paysan pour constater, évaluer et sentir tout le travail que cet être humain fournit pour nourrir les autres.
Il est facile d’aller déverser du papier dans les locaux de Nestlé, facile d’aller éventrer la vitrine d’un boucher, facile de pique-niquer dans un pré et d’y laisser ses détritus, facile de critiquer, facile et confortable de se rendre dans telle ou telle manifestation en faveur de l’environnement au volant de son 4x4… Plus difficile d’aller aider un paysan lors des récoltes. Sans Nestlé, combien de paysans aurait un débouché moins bénéfique pour leur lait? Sans Cremo, Emmi et autres transformateurs de lait en denrées nourricières de qualité, combien de tonnes de lait devrait-on déverser dans les égouts? Sans la parfaite entente entre paysans et fromagers, le gruyère n’aurait jamais gagné une telle importance. Je pourrais continuer une telle liste longtemps. Mesdames et Messieurs les politiciennes et politiciens de tous niveaux et de tous bords, merci de prendre conscience que c’est le paysan qui vous nourrit, le fromager qui vous délecte, le marchand qui vous met à disposition ces produits, le chauffeur de camion, capitaine de bateau ou pilote qui apporte les récoltes de la paysannerie et, oui, aussi le banquier qui effectue le transfert des monnaies d’ici à là-bas pour payer le paysan.
Réflexions d’un paysan bio qui a de la terre à ses souliers
Robert Richardet, Chevressy-Pomy (Vaud)
Il y a vingt ans, j’ai converti au bio mon domaine après avoir respecté pendant neuf ans les règles écologiques et reçu des paiements directs pour cette prestation. Je me suis lancé ce défi parce que je n’en pouvais plus de répandre des produits chimiques dans mes champs pour produire chaque année plus, alors que, dans le même temps, les prix de ma production baissaient régulièrement.
Avec passion, j’ai découvert un autre métier: plus de travail manuel, de contact avec la terre, d’observation et de recherche de solutions aux problèmes qui étaient autrefois réglés par la chimie, mais quel plaisir quand on m’a dit: «Chez toi, le bio, ça marche!» Peut-être ai-je bénéficié de la chance du débutant: un domaine groupé de 38 hectares, des vaches laitières en gruyère AOP, des cultures pas trop difficiles à désherber et une année 2002 ni trop humide, ni trop sèche. Il y a six ans, j’ai remis mon domaine à ma fille et mon beau-fils, pour qui il était essentiel d’être en bio: ils ont continué avec les vaches laitières et les cultures (céréales, colza, maïs et soja) en créant aussi un atelier qui produit du pain et de la farine avec les céréales du domaine.
Je suis persuadé que si le peuple accepte l’initiative «pour une Suisse sans pesticides de synthèse», la grande majorité des paysans de notre pays se convertiront au bio d’ici à dix ans, comme ils ont accepté, petit à petit, il y a trente ans, les règles PER: ils ont dû alors remplir des formulaires compliqués, noter toutes leurs interventions sur leurs champs et à l’étable, présenter dans le même temps leur comptabilité. Ils sont capables de se plier à bien d’autres obligations pour continuer à vivre de leur passion de cultiver la terre et de s’occuper de leurs animaux. Le problème n’est pas là! L’agriculture bio produit 30% de moins, c’est vrai, mais n’est-ce pas justement ces même 30% de produits agricoles jetés dans notre pays: fruits pas assez beaux, patates trop grosses ou trop petites, nourriture mise à la poubelle par les consommateurs et surtout les distributeurs. Cette nourriture est trop bon marché. Sur les 400 kg de pain produits sur notre ferme chaque semaine, je pense qu’il y en a moins de 10 kg qui finissent dans la poubelle: ce pain au levain se conserve mieux, les clients respectent le travail artisanal et, surtout, son prix le rend précieux!
Si vous qui avez le droit de vote dites oui à l’initiative «pour une Suisse sans pesticides», soyez conséquents avec votre décision: vous devrez accepter que la nourriture que vous allez acheter soit un peu plus chère, parce que quand il produit bio l’agriculteur a beaucoup plus de travail, et il doit être payé correctement pour cela. Vous devrez donc limiter vos envies de trop acheter et surtout ne pas faire 50 km pour acheter votre nourriture en France.
Des pesticides responsables?
Jean Marzon, Cheyres (Fribourg)
Depuis quelques jours, stressés par les sondages, les opposants à l’initiative interdisant les pesticides de synthèse vendus par Syngenta tentent de nous faire croire que les terrains de foot et les pelouses des golfs perdront de leur éclat en cas d’interdiction des engrais. Sans me laisser prendre en otage, je vais glisser un oui enthousiaste dans l’urne pour permettre à mes amis agriculteurs d’adapter un mode de production non polluant dans un délai de 10 ans. Fritz Glauser et son fils, producteurs fribourgeois bios et adeptes du circuit court, sont pourtant opposés aux deux textes agricoles soumis au vote le 13 juin («Temps fort» du 4 avril 2021).
Comment se fait-il que ceux qui bénéficieraient le plus de l’application du texte se rebellent pareillement? Comptant parmi les premières victimes du réchauffement climatique, souvent réduits à se contenter d’un petit salaire de moins de 4000 francs par mois (eux sont logés, contrairement à un ouvrier), les paysans devraient au contraire militer auprès des jeunes du climat et avec les forces politiques avant-gardistes qu’on retrouve toujours à gauche des parlements. C’est malheureusement tout le contraire que l’on observe aujourd’hui; ces pauvres agriculteurs-rices se prennent à aimer ceux qui les maltraitent sans vergogne. L’agrochimie exerce de vicieuses pressions dignes des manigances, jadis, des cigarettiers américains longtemps obsédés à faire taire les accusations scientifiques contre leur produit de mort.
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.
Vos contributions
connexion créer un compte gratuit