Lettre ouverte à Fernand Melgar à propos du deal de rue à Lausanne
Opinion
OPINION Plus de 200 personnes du monde du cinéma et de l’image dénoncent le procédé de Fernand Melgar pour attirer l’attention sur le deal de rue

Monsieur Fernand Melgar,
Nous, cinéastes en devenir, cinéastes confirmés, professionnel-le-s du cinéma, cinéphiles, vous adressons cette lettre ouverte pour vous faire part de notre consternation devant la polémique que vous avez déclenchée.
Nous avons choisi de ne pas commenter vos opinions politiques, ni de vous faire part des nôtres. Nous dénonçons plutôt ici les méthodes inacceptables, contraires à toute éthique documentaire que vous avez employées pour attirer l’attention sur le trafic de drogue dans votre quartier.
Utilisation policière des images
En souhaitant pointer du doigt un problème lié à votre quotidien, vous avez avancé des faits non avérés et mal documentés d’une façon malhonnête. En effet, il n’a pas été prouvé que les dealers de rue de votre quartier ont pour clients des écoliers, qu’ils disséminent des maladies sexuellement transmissibles à des adolescentes, ni qu’ils sont envoyés à Lausanne par des mafias d’Afrique de l’Ouest.
En érigeant en problème systémique un événement qui vous a marqué – la mort par overdose d’un jeune voisin –, vous faites fi d’une analyse rigoureuse des causes et effets de la vente et de la consommation de drogue à Lausanne au profit d’un sentimentalisme peu armé pour étudier ces phénomènes.
Non seulement vos propos et photos mettent concrètement en danger des personnes, mais ils exacerbent une xénophobie et une stigmatisation raciale
Faute de faits documentés, vous avez par la suite souhaité illustrer vos propos par des photos de jeunes gens, prises de façon aléatoire et illégale. Lorsqu’un cinéaste renommé, jouissant d’une forte attention dans le paysage médiatique suisse, rend publiques des photos volées de personnes présentées comme des dealers de son quartier, un cap grave est franchi. Cette utilisation policière des images, qui relève plus d’un repérage d’indic que de celui d’un documentariste, sans égard pour toute loi ou éthique, met en danger un groupe de personnes vulnérables en fournissant leur identité aux autorités et à la colère populaire. Vous placez ainsi des personnes sans moyens de répondre à vos attaques au centre du collimateur répressif, vous éloignant de toute déontologie qu’un cinéaste responsable se doit de suivre vis-à-vis des individus impliqués dans ses images.
Symptomatique d’une époque
En tant que figure publique et professionnel confirmé, vous êtes conscient du pouvoir de l’image et du discours. Vos manquements ne sont donc pas dus à une maladresse de débutant. Votre conduite a des conséquences directes et vous avez une responsabilité quant aux représentations que vous véhiculez. Non seulement vos propos et photos mettent concrètement en danger des personnes, mais ils exacerbent une xénophobie et une stigmatisation raciale déjà largement répandues par certains milieux.
Finalement, vos actions sont symptomatiques d’une dégradation contemporaine de l’exigence portée envers les images. Le travail d’un cinéaste – qui plus est d’un documentariste – n’est-il pas de poser des questions au public et de rendre visible la complexité d’un monde toujours plus difficile à appréhender, plutôt que de donner une vision simplificatrice et univoque d’une problématique de quartier?
Cette lettre est signée par plus de 230 personnes dont Lionel Baier, directeur du département cinéma de l’ECAL à Lausanne, Michel Buhler, ex-directeur du département cinéma de la HEAD, et les cinéastes Nicolas Wadimoff, Jean-Stéphane Bron
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