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Lettres d’exil, Scholastique Mukasonga: «Ma vie, je pourrais la raconter sous forme de roman capillaire»

LETTRE 5/5: Les cheveux crépus peuvent être source de stigmatisation et les coiffures des marqueurs sociaux: l’écrivaine Scholastique Mukasonga raconte à son homologue Max Lobe certains épisodes de son parcours à travers sa chevelure

«Pour mon malheur, j'ai été dotée, d’une chevelure surabondante, une broussaille opiniâtre» — © Image IA: Mathieu Bernard-Reymond
«Pour mon malheur, j'ai été dotée, d’une chevelure surabondante, une broussaille opiniâtre» — © Image IA: Mathieu Bernard-Reymond

Dans ce numéro spécial du magazine T, toutes les illustrations ont été générées par différentes intelligences artificielles, assistées toutefois d’une intelligence humaine, celle du photographe lausannois Mathieu Bernard-Reymond.

Les correspondances d'écrivain constituent certaines des plus belles pages de la littérature. Le magazine T, en partenariat avec le Grand Théâtre de Genève a invité Max Lobe et Scholastique Mukasonga à renouer avec ce genre. Un dialogue épistolaire à retrouver sur scène le 3 novembre 2022.

Retrouvez  leurs échanges au fur et à mesure.

Cher Max,

Je te l’avais promis dans une lettre précédente: il faudra que je te parle de nos cheveux à nous, femmes africaines, exilées, émigrées. Non, ce n’est pas un sujet futile, un papier pour Amina ou autre magazine féminin black. La nature, l’évolution, je ne sais quel dieu distrait ou pervers, un mauvais génie de la brousse nous a pourvues, pauvres négresses, non seulement d’une peau trop foncée, d’un accent irrémédiable, mais, comble des disgrâces, de cheveux crépus. Nous, femmes africaines, nous menons un combat avec/pour/contre notre chevelure: tresses, défrisages, teintures, perles, postiches, perruques et autres colifichets. Rien n’y fait, nos cheveux n’en font qu’à leur tête, qui après tout est la leur comme elle est aussi la nôtre. J’ai inventé pour eux un proverbe inédit dans la tradition: «Cheveux crépus, cheveux têtus.»

Ma vie, je pourrais la raconter sous forme de roman capillaire. Il commencerait, tu t’en doutes, à Nyamata. Les cheveux sont dans la tradition rwandaise des marqueurs de ce que les ethnologues appellent des «classes d’âge». Le bébé est pourvu d’une petite touffe de cheveux, un peu comme le pompon sur le béret des marins français. Elle est censée protéger la fontanelle réputée fragile du nourrisson. Après le sevrage, vient la coiffure dite igisunzu, commune aux garçons et aux filles, simple et mince motte de cheveux sur le devant du crâne. A la puberté, la coupe umuderi accorde aux filles une brève pause de liberté. Elles peuvent se livrer avec leurs cheveux à toutes les fantaisies, mais dès 18 ans, elles ont obligation d’adopter la coiffure amasunzu qui signale qu’il est grand temps de trouver un mari, ce que leurs mères se chargeront évidemment de faire pour elles.

N’était tolérée par les religieuses qu’une coiffure qui ne laissait sur la tête qu’une humble motte de cheveux

Hélas, à la poursuite de mon si beau diplôme, je n’ai pas connu cette belle initiation chevelue à ma vie de femme. A l’école primaire, le maître d’école, un «évolué», partisan fanatique de l’hygiène occidentale, exigeait que tous ses élèves, filles et garçons, aient le crâne rasé. J’avais été dotée, pour mon malheur, d’une chevelure surabondante et, chaque matin, le rasoir avait beaucoup de peine à venir à bout de cette broussaille opiniâtre. J’étais souvent renvoyée de la classe pour quelques cheveux de trop. Cet excès de cheveux me valut au lycée Notre-Dame de Citeaux d’être l’objet d’une persécution quotidienne. N’était tolérée par les religieuses qu’une coiffure qui ne laissait sur la tête qu’une humble motte de cheveux. L’exubérance des miens se refusait à tant de modestie. Ils étaient d’ailleurs taxés par mes camarades «d’éthiopiens», pays d’où, selon le mythe inventé par les ethnologues racistes occidentaux, seraient venus les «envahisseurs» tutsis.

A Bujumbura, mon si beau diplôme me hissait au rang des femmes «évoluées»: je fréquentais les belles dames de la bonne société burundaise. Les élégantes passaient leurs après-midi sur la terrasse de leur villa, à défriser leurs cheveux. C’étaient les moments de convivialité féminine les plus sélects, le salon où il faut paraître et échanger les derniers potins. Les instruments de la délicate opération étaient pourtant bien primitifs: une longue tige de métal terminée par une rangée de dents acérées. Il fallait le rougir au feu. En France, j’ai revu l’instrument de torture: c’était, m’a-t-on expliqué, un peigne pour les caniches.

Longtemps, en France, je n’ai su que faire de mes cheveux hirsutes. J’errais dans Paris de boutiques obscures en officines sordides aux environs de la rue Saint-Denis et du boulevard Barbès. J’ai failli y perdre mes cheveux et ma tête sous la morsure acide des produits défrisants garantis made in America. J’ai fini par confier mon désarroi à la coiffeuse de mon village. Elle sait que je suis écrivaine, bien sûr elle n’a pas lu un de mes livres, comment en trouverait-elle le temps? Mais elle m’a vue à la télé: pour elle, j’appartiens à cette caste privilégiée des «vus à la télévision». Mais ma chevelure embroussaillée l’a manifestement choquée: «Non, pas vous! Je vais vous arranger cela.»

Tu sais, mon cher Max, la littérature nous rend «normal». Tu es écrivain, tu portes la couleur de ton écriture.

Je la laisse prendre une photo de mes cheveux en l’état. Mes cheveux lui sont un défi: je sens que, malgré l’immensité de la tâche, elle part en croisade pour civiliser ma crinière. L’opération est longue mais ma coiffeuse triomphe de tous les obstacles. Enfin satisfaite, elle prend une nouvelle photo et me les présente: avant/après.

– Vous voilà présentable, vous pouvez aller enfin sur les plateaux télé comme une vraie star.

Moi je choisis un beau chapeau pour oublier, tout un été, à quoi ressemblent mes cheveux.

De guerre lasse, je fais une pause-cheveux. C’est l’été, justement la belle saison pour les chapeaux. Quelqu’un m’a dit, je ne sais si c’était un compliment: «Toi, Scholastique, tu as une tête à chapeaux!» Une pile de chapeaux fait face à une pile de livres: chapeaux de nuit, chapeaux de jour, chapeaux de cérémonie dignes de la reine d’Angleterre. Tu me dis, Max, «pardonner, c’est tourner la page». Moi je choisis un beau chapeau pour oublier, tout un été, à quoi ressemblent mes cheveux.

Un soleil émigré du Soudan ou d’Erythrée accable de ses rayons torrides la malheureuse Normandie. La Manche est devenue la Méditerranée mais les blanches falaises d’Albion n’en sont pas pour autant apparues à l’horizon des migrants qui regardent le flot de touristes anglais que déverse le ferry. Rêvent-ils encore au retour des estivants britanniques, de se glisser dans un camping-car même si on les menace outre-Manche de les réexpédier dans un pays d’accueil non voulu, mon pays, le Rwanda?

14 juillet, Fête nationale! Les chaînes de télé claironnent que le canon César fait des merveilles, la France va sauver l’Ukraine.

Cher Max, méfions-nous, nous avons peut-être gardé notre couleur mais la canicule met notre peau au défi: et si elle avait oublié notre soleil originel? Notre peau toujours aussi noire est-elle devenue une peau tendre d’assimilé? Max, sois prudent, cours vite t’acheter une ombrelle!

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Scholastique Mukasonga est née au Rwanda. Elle vit en France depuis 1992. Survivante du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, sa famille restée à Nyamata a été massacrée. Elle a publié dix ouvrages, récits, romans et nouvelles, traduits en une vingtaine de langues. «Notre-Dame du Nil» a obtenu le prestigieux Prix Renaudot en 2012 et a été adapté au cinéma. Elle vient de sortir chez Gallimard: «Sister Deborah».


Le 3 novembre, dans le cadre de son cycle «Duels», le Grand Théâtre de Genève présente «De toi à moi», un spectacle basé sur l’échange épistolaire complet de Scholastique Mukasonga et Max Lobe. Mise en scène par Licia Chery. Réservations: gtg.ch