* Voir l’addendum en fin de texte

L’eugénisme serait-il en passe de devenir un droit humain? C’est sur cette curieuse question que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) devra prochainement se prononcer. Tout commence au début des années 2000, en Lettonie, lorsque Madame Kruzmane met au monde une petite fille porteuse d’une trisomie 21. La mère décide alors de poursuivre son médecin en justice devant les tribunaux de son pays. Elle estime qu’en ne lui proposant pas un dépistage prénatal, son médecin lui a refusé son «droit» à avorter. La justice lettone ayant décidé de ne pas donner suite à sa requête, Madame Kruzmane a saisi la CEDH, car elle considère la position de non-recevoir des autorités lettones comme une violation de son droit au respect de la vie privée dont fait partie, selon elle, le droit d’interrompre une grossesse en fonction de l’état de santé de l’enfant à venir. Ce qui constitue une forme évidente d’eugénisme. Rappelons que les auteurs de la Convention des droits de l’homme – rédigée peu après la Seconde Guerre mondiale et dans le souvenir du nazisme – rejetaient à la fois l’avortement et les pratiques eugéniques. De tels agissements étaient considérés comme intolérables et personne ne pensait, à cette époque, qu’on puisse un jour prétendre les intégrer à cette Convention. Cependant, les évolutions socioculturelles des dernières années ont conduit la CEDH à interpréter la Convention de façon à pouvoir tolérer l’avortement sous certaines conditions. La demande de Madame Kruzmane s’inscrit ainsi dans un élargissement de ces conditions et fait peser sur la CEDH une responsabilité énorme: celle de prendre la décision concernant le «maintien de la condamnation de l’eugénisme et de l’avortement comme instrument, ou au contraire sa normalisation», comme l’indique un rapport sur cette affaire, soumis récemment à la CEDH par le European Centre for Law and Justice.

Quelle que soit la décision de la CEDH, cette situation illustre à quel point l’application de nouvelles technologies participe à l’évolution socioculturelle de nos pays. Nous sommes ainsi sommés de repenser certains éléments considérés autrefois comme «allant de soi». Ce renouveau eugénique s’ancre dans la volonté explicite de certains parents de mettre au monde et d’élever des enfants qui correspondent de façon précise à leurs attentes ainsi qu’à celles de la société. Par exemple, en octobre 2010 au Canada, un couple a demandé à la mère porteuse de leur enfant d’avorter lorsqu’ils ont appris que ce dernier était porteur d’une trisomie 21. Bien qu’aucune loi de la sorte n’existe dans ce pays, les trois parties avaient signé, avant la grossesse, un contrat garantissant la «livraison» de l’enfant et personne n’avait envisagé la possibilité d’un «produit défectueux». L’être à venir est transformé en un bien de consommation dont on ne veut pas s’il s’avère «non conforme» aux attentes initiales. Cette notion de non-conformité s’enracine dans des contextes socioculturels complexes et varie d’une société à l’autre. Il se peut ainsi que dans certains pays, ces contextes influencent les parents à considérer comme «non souhaitable» un trait biologique commun. En Chine et en Inde – deux pays dans lesquels il peut être avantageux d’être un homme – des avortements sélectifs d’embryons filles ont conduit à ce que certains ont appelé un gendercide, c’est-à-dire un génocide en fonction du sexe.

Le cas de Madame Kruzmane soulève des questions fondamentales quant aux limites souhaitables des avortements sélectifs et illustre une tendance à vouloir imposer aux générations à venir des critères de «normalité» et de «conformité», en fonction de certains critères sociaux particuliers. La CEDH – la «Conscience de l’Europe» – se retrouve face à une lourde tâche: celle de déterminer si nos sociétés sont arrivées à un point de leur histoire où l’eugénisme doit être considéré comme un droit humain, confirmant ainsi qu’il y aurait des individus qui méritent plus de naître que d’autres, une idée qu’on espérait avoir laissée aux périodes les plus noires du siècle passé. Qui a dit que l’histoire ne se répétait pas?

* Ce texte a donné lieu à une lettre de la bioéthicienne Samia Hurst publiée dans nos colonnes le 6 juin, et à une nouvelle tribune de Vincent Menuz et Johann Roduit publiée sur notre site le 28 juin

Des parents veulent mettre au monde des enfants correspondant à leurs attentes ainsi qu’à celles de la société

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