Comment l'Europe est devenue chrétienne
Un nouvel essai explique le lent processus de christianisation des peuples germaniques.
Au Ve siècle de notre ère, les peuples germaniques païens qui peuplaient le nord-ouest de l'Europe se sont rendus maîtres de l'Empire romain. Entre le Ve et le VIIe siècles, les vainqueurs de la puissance romaine ont cependant adopté la religion officielle des vaincus, le christianisme. Phénomène paradoxal. En effet, au début du Ve siècle, les populations de l'Empire n'étaient que superficiellement christianisées. En 476, date qui marque le passage définitif de l'Occident sous la domination des rois barbares, aucun de ces derniers n'était encore catholique. La pérennité du christianisme reposait alors uniquement sur des évêques ne disposant pas de forces armées pour convertir les populations. Dès lors, comment l'Europe est-elle devenue chrétienne en l'espace de deux siècles?
Dans un ouvrage magistral, l'historien français Bruno Dumézil, maître de conférence en histoire médiévale à l'Université de Paris-X, explique le lent processus qui a conduit les rois germaniques et leurs sujets vers le baptême. L'enquête minutieuse et nuancée de l'historien permet de comprendre que le christianisme n'a pas été imposé par la force en Occident, mais par des stratégies de conversion subtilement coercitives. En effet, l'idéologie de «guerre sainte» n'est apparue qu'à la fin du IXe siècle, et la pensée chrétienne a longtemps interdit la conquête à des fins évangélisatrices.
Saint Augustin avait certes théorisé la notion de «guerre juste», mais celle-ci n'était envisageable qu'à titre défensif. Entre les Ve et VIIe siècles, c'est donc une contrainte religieuse non violente qui a imposé le christianisme dans les anciennes provinces occidentales de l'Empire romain. Cette contrainte a pris des formes économiques, sociales et culturelles, poussant les païens et les hérétiques qui refusaient le baptême aux marges de la civilisation romaine. Le livre de Bruno Dumézil fera certainement date dans l'historiographie de la conversion des royaumes barbares, car il restitue très finement toute la complexité du passage de l'Occident médiéval au christianisme.
Bien que récusant l'usage de la force, contraire à la foi chrétienne, les évêques du Haut Moyen Age étaient les héritiers d'une tradition coercitive. Durant l'Antiquité tardive, les empereurs romains avaient imposé le christianisme à coups de décrets, sans toutefois lancer de persécutions. Les cultes païens furent interdits en 392, et de nombreux temples détruits. Des moines et des évêques n'hésitèrent pas à faire usage de la violence pour obtenir la conversion des païens. Mais les empereurs préféraient promouvoir l'adhésion à la religion d'Etat par des mesures favorisant les individus qui se convertissaient. Quant à ceux qui refusaient le baptême, ils étaient progressivement exclus de toute vie sociale et tenus aux marges de la civilisation romaine. Ces politiques civiles de coercition s'appliquaient également aux hérétiques.
A la fin du IVe siècle, la foi chrétienne était devenue un signe de prestige social et un élément indispensable pour faire carrière dans l'Empire. «La conversion devenait une quasi-obligation pour tous ceux qui entendaient conserver ou améliorer leur position sociale en entrant au service de l'empereur», remarque l'auteur. C'était l'empereur qui définissait le contenu de la religion, même s'il était conseillé par les évêques. Dans ce contexte, la hiérarchie ecclésiastique, trop heureuse de la conversion de l'Empire, approuvait le plus souvent les mesures de coercition impériales. Ainsi saint Augustin, qui voyait dans la contrainte religieuse une manifestation de l'amour divin.
Après l'effondrement de l'Empire, les évêques se retrouvent seuls à assumer l'impératif de l'évangélisation. Le paganisme n'a pas disparu, et de nombreux foyers hérétiques subsistent encore. De plus, ils ont la tâche d'évangéliser les populations germaniques. Dans le vide des institutions civiles, les évêques deviennent peu à peu les premiers personnages de leurs villes respectives, tant en termes de prestige que de pouvoirs réels. Ils sont ainsi en mesure de marginaliser les non-chrétiens. Cependant, l'interdiction légale du paganisme ne semble pas avoir été maintenue, et les politiques civiles de coercition ont disparu après la chute de l'Empire. Dans la plupart des cas, les évêques ont d'ailleurs préféré compter sur la prédication pour amener de nouvelles âmes au christianisme, et condamné l'usage de la force.
Un pape comme Grégoire le Grand (590-604) voyait dans les conversions forcées une faillite de la pastorale et s'opposait vigoureusement à l'usage de la contrainte. L'expression du libre choix était alors jugée très importante dans la demande de baptême, ce qui n'empêcha pas les évêques de mettre en place une culture de la conversion. Leur position de chefs de la cité permit aux prélats de favoriser la christianisation des élites romaines. Pour ces dernières, «la religion chrétienne était un moyen de conserver un peu de l'ancien prestige social, mis à mal par la perte de puissance politique et de richesse foncière consécutive aux occupations barbares», écrit l'auteur.
Si, à l'est de l'Empire, le paganisme resta longtemps le signe d'un haut niveau culturel, à l'ouest, c'est l'adhésion au christianisme qui conférait un statut social élevé. Pour se démarquer des populations barbares, l'aristocratie romaine n'avait d'autre choix que d'intégrer l'élite chrétienne et donc passer par la conversion. Le paganisme devint dès lors synonyme de médiocrité.
De manière générale, les chrétiens ne cherchèrent pas à convertir les juifs. Pour saint Augustin, il était clair que ces derniers ne devaient pas disparaître avant la fin des temps, car leur état de soumission était le signe de la punition de leur déicide. Certains évêques, comme Avit de Clermont, tentèrent cependant d'obtenir leur conversion en leur laissant le choix entre le baptême et l'exil. Le pape Grégoire le Grand condamna cependant l'usage de méthodes coercitives. Comme le remarque Bruno Dumézil, «les cas de conversions forcées de juifs organisées par des évêques restent rares dans l'Occident barbare.» Pour Grégoire le Grand, le judaïsme était ainsi un culte légal, même si sa doctrine était à ses yeux erronée.
Comment les évêques réussirent-ils à convertir les barbares? Ils durent affronter à la fois le paganisme germanique et l'arianisme, une hérésie chrétienne qui fut pourtant la religion officielle de l'Empire entre 360 et 380. L'arianisme, qui considérait le Fils comme nettement inférieur au Père au sein de la Trinité, était devenu la religion des Goths avant d'être rejeté définitivement par un concile. Les évêques élaborèrent une stratégie de conversion par le haut. En baptisant le roi barbare et son entourage, ces héritiers du modèle constantinien pensaient que le christianisme se diffuserait naturellement vers le peuple. Ils n'avaient pas imaginé que les sujets germaniques puissent se rebeller contre le choix du roi.
Ce dernier prenait toujours un risque en se convertissant. Car changer de religion revenait à rejeter les ancêtres qui avaient fondé la lignée sacrée dont était issu le roi. Or, perdre le contact avec les ancêtres pouvait signifier s'aliéner les pouvoirs positifs des puissances surnaturelles. La responsabilité sacrale du roi limitait donc singulièrement sa liberté. «Tout-puissant tant qu'il demeurait un gestionnaire du sacré, il se voyait inquiété voire menacé lorsqu'il entendait apporter des modifications au lien entre le peuple et ses dieux. Toute rupture avec les rites ancestraux inquiétait les sujets et menaçait en conséquence le souverain», écrit Bruno Dumézil.
De plus, en recevant le baptême, le roi perdait ses prérogatives sacrales au profit des évêques chrétiens. Il abandonnait son rôle de chef religieux. Pour accepter un tel contrat, le roi devait gagner d'autres compétences, et la confiance de son peuple. «Le souverain germanique ne se voyait en effet reconnaître le pouvoir de modifier le sacré que dans le sens d'une amélioration, de l'obtention d'un surcroît d'efficacité magique de sa personne, dont ses sujets bénéficieraient de façon immédiate et tangible», observe l'historien. Les victoires guerrières et la prospérité constituaient les principaux signes de l'efficacité d'une religion. Le roi convaincu par le christianisme usait de beaucoup de prudence avant de changer officiellement la religion de son royaume. Il se convertissait discrètement, puis observait les résultats économiques et militaires. S'ils étaient satisfaisants, le roi se lançait alors dans une politique officielle de conversion de ses sujets.
«Les choix religieux dépendaient donc pour partie de la conjoncture politico-économique, et surtout de sa perception par les sujets», remarque l'auteur. Mais tout changement de religion devait être avalisé par une assemblée décisionnelle qui représentait le peuple. Celle-ci pouvait aller à l'encontre des préférences du roi. Ainsi, au début du VIIe siècle, l'aristocratie et la reine du royaume d'East Anglia refusèrent que le roi Raedwald abandonne le culte des idoles. Ce dernier fut donc contraint de maintenir le paganisme comme religion d'Etat.
Dans certains cas, le passage au christianisme n'avait rien de définitif. «Pour les peuples germaniques, le culte du Dieu unique ne constituait, osons le dire, qu'un contrat avec le sacré, pacte révocable ou renégociable en cas d'absence de résultat. […] Les acteurs de l'assemblée qui avaient opté en faveur de la conversion pouvaient à tout instant changer de décision.» Le christianisme ne fut adopté par certains peuples germaniques qu'après plusieurs hésitations. Dans la logique barbare, le successeur d'un roi chrétien pouvait également apostasier sans difficulté, au plus grand effroi des ecclésiastiques. Les Burgondes et les Suèves changèrent ainsi respectivement trois et cinq fois de religion.
Une fois le peuple converti, il s'agissait d'encadrer la religion populaire afin d'éviter la prolifération de ce que saint Augustin appelait les «semi-chrétiens», ces individus qui avaient reçu le baptême mais dont l'orthodoxie s'avérait douteuse, parasitée qu'elle était par des éléments païens. Le contrôle social des croyances se renforça avec l'apparition de l'excommunication et de la pénitence. Les conversions furent facilitées par l'action vigoureuse des moines, qui n'hésitaient pas à avoir recours à un surnaturel menaçant pour terrifier les populations, ainsi que par les élites locales.
Une société chrétienne naissait peu à peu, et les dirigeants séculiers et religieux se mirent à collaborer pour faire avancer l'uniformisation religieuse de leurs royaumes respectifs. Vers le milieu du VIIe siècle, les païens et les hérétiques avaient disparu. Au tout début du VIIIe siècle, l'Occident était devenu chrétien. Lorsque les Francs partirent à la conquête des royaumes septentrionaux, ils n'admirent plus d'avoir des sujets païens, et l'évangélisation des peuples extérieurs prit des formes militaires et coercitives contraires à l'Evangile. Elles furent pourtant justifiées par le pape et les clercs. La mission armée était née.
Les Racines chrétiennes de l'Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares, Ve-VIIIe siècle, par Bruno Dumézil, Editions Fayard, 804 pages.
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