Migrants
On croyait que les différences de mentalités s’étaient estompées dans l’Europe unie. Or, voilà que face à la crise des réfugiés l’Europe occidentale découvre une attitude franchement hostile de la part de ses voisins hongrois, polonais, tchèques et slovaques. Beaucoup s’en insurgent, mais personne ne cherche à en connaître les causes. L’historien André Liebich a une explication

Pourquoi l’Europe centrale refuse d’accueillir les réfugiés
Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie: ces quatre membres ex-communistes en Europe centrale de l’Union européenne refusent de participer à l’accueil européen des réfugiés. On a beau leur rappeler qu’après l’insurrection hongroise de 1956 le monde a reçu 200 000 réfugiés, soit 2% de la population du pays; le même nombre de Tchécoslovaques a fui après l’écrasement du «Printemps de Prague» en 1968; et 250 000 Polonais ont trouvé refuge à l’Ouest après la proclamation de la loi martiale en 1981 qui a mis fin à l’expérience de «Solidarité».
Les représentants de ces pays répondent avec une mauvaise foi mal dissimulée. «Il n’y a pas de mosquée en Slovaquie, les réfugiés ne seraient pas à l’aise», entend-on du premier ministre. Un haut fonctionnaire polonais argumente: «Les réfugiés insistent pour aller en Allemagne; ce serait une injustice de les obliger à venir chez nous.»
Ces réactions peuvent choquer mais on cherche rarement à en comprendre les causes. A force de vivre sur un continent apparemment unifié, on oublie les différences profondes qui séparent ce qu’on a appelé «la nouvelle Europe» de «la vieille Europe». Ces différences résident dans l’expérience tant séculaire que récente de ces quatre pays récalcitrants.
Une première différence entre «la vieille» et «la nouvelle» Europe se retrouve dans l’expérience coloniale. Aucun des pays de l’Europe centrale n’a possédé ni a fait partie d’un empire outre-mer. Presque tous les membres de l’UE en Europe occidentale ont été des puissances coloniales (bon, pas le Luxembourg) ou, comme Malte, l’Irlande et Chypre ont adhéré à des empires coloniaux. Plusieurs pays ouest-européens, notamment la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Danemark disposent encore de territoires coloniaux. L’époque coloniale semble bien lointaine mais elle a laissé des traces durables, particulièrement en ce qui concerne «l’usage de l’autre». On ne se retourne pas dans les rues de Londres, de Paris ou d’Amsterdam quand on voit un Africain ou une femme voilée. Sur un plan anecdotique, les restaurants pakistanais à Londres, les couscous à Paris, ou le rijkstafel aux Pays-Bas sont légion. Tel n’est pas le cas à l’est, pour ces pays d’Europe centrale qui ont manqué la première vague de globalisation, induite par l’ouverture sur l’Atlantique dès le XVIe siècle, et dont l’isolement a été encore renforcé par presque un demi-siècle de communisme.
Si l’étranger aux traits bien distincts n’est pas familier à l’est, l’attitude envers lui est aussi très différente. «Nous sommes ici parce que vous étiez là», disent les pancartes des manifestants indiens à Londres. Et les élites ouest-européennes, fières de leur ouverture et de leur antiracisme, éprouvent une mauvaise conscience envers ces gens du Sud.
Rien de tel à l’est, où l’unanimité se fait autour du rappel de ses propres souffrances, de son innocence historique, et du principe que «nous ne sommes pas responsables pour les malheurs du monde».
A cause de ces expériences divergentes, coloniales et autres, la diversité est une valeur clef à l’ouest. Si les pays de l’Europe centrale ont été, historiquement, le lieu par excellence d’une diversité ethnique, linguistique et religieuse, paradoxalement, c’est cette diversité qu’ils répudient. Pour eux, la diversité appartient à un passé malheureux, une période où ils étaient privés d’étaticité, obligés de parler des langues étrangères. Si presque tous les membres de l’UE à l’ouest ont une langue commune avec un autre pays, aucun des nouveaux membres de l’Union ne partage sa langue avec autrui. Si presque tous les Etats de «la vieille Europe» connaissent les autonomies régionales allant jusqu’au fédéralisme, tous les pays de l’est restent résolument unitaires. Ainsi, les pays d’Europe centrale exaltent, tout en l’exagérant, leur homogénéité actuelle. Parmi les craintes que l’on entend c’est que l’arrivée des réfugiés détruira cette apparente harmonie, durement acquise et précieusement gardée.
En se réjouissant, à juste titre, de l’entrée des pays de l’Europe centrale dans l’UE, on n’a pas tenu suffisamment compte de l’esprit qui animait ces nouveaux membres. Après s’être émancipés du joug soviétique, les candidats à l’adhésion ont constaté la frilosité à leur égard de la part de Bruxelles qui les a fait attendre quinze ans pour intégrer ce qu’ils considéraient leur foyer naturel.
Ils ont bien rendu cette attitude frileuse à l’UE en considérant avec scepticisme l’ethos de l’Union qui se voit laïque, pacifiste, moderne ou postmoderne, tolérante à l’outrance. Ce sont les Polonais qui ont insisté pour qu’on affirme les valeurs chrétiennes dans la Constitution européenne et qui ont rejoint allègrement l’invasion américaine de l’Irak, en se taillant d’ailleurs une sphère d’occupation dans ce pays. Et si les citoyens de l’Europe centrale reconnaissent les principes de non-discrimination, chers à l’Union européenne, envers les anciennes minorités ethniques ou envers les nouvelles minorités sexuelles, ils le font avec une conviction toute relative. Enfin, ce que Bruxelles n’a pas compris, c’est que les pays de l’est sont entrés dans l’Union non pas pour abandonner leur souveraineté nouvellement acquise, mais pour la renforcer.
Les attitudes qui caractérisent les pays de l’Europe centrale ne sont pas inconnues à l’ouest. Avec l’entrée massive de réfugiés et les difficultés d’intégration qui suivront inévitablement, ces attitudes risquent même de se raffermir. La différence entre «la vieille» et «la nouvelle» Europe réside dans le fait que ces attitudes d’exclusion resteront contestées à l’ouest et elles ne seront pas suivies par les élites et une grande partie de la population. A l’est, le refus d’accueillir les réfugiés constitue un élément de consensus social.
On n’a pas tenu suffisamment compte de l’esprit qui animait ces nouveaux membres de l’Union européenne
Professeur honoraire d’histoire et politique internationales à l’Institut de hautes études internationales et du développement
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