Ses cheveux blancs et sa barbe lui donnent une allure de prophète. L'homme est charismatique. Il tranche avec son prédécesseur, Michel Hansenne, un ex-ministre ministre belge du travail, humble jusqu'à l'effacement, introverti et timide qui se voyait comme un mécanicien de l'ingénierie sociale. Somavia est fait d'un autre bois. «Une bête politique», reconnaissent même ceux qui ne l'aiment pas, le trouvant «un peu démago». Une chose est sûre: il paie de sa personne, utilisant son fabuleux carnet d'adresses pour tenter de renverser des votes, reçoit les ambassadeurs et trouve la formule qui fait mouche, que ce soit en anglais, en espagnol ou en français. L'homme a du doigté. Il avait tendu une perche à Bill Clinton, en offrant à celui-ci le seul «succès» de Seattle, la Convention internationale sur l'interdiction des pires formes du travail des enfants.
Ce juriste formé à Santiago et à Paris, à la fibre sociale-démocrate, s'est depuis longtemps penché sur les questions sociales et économiques. En 1968, il devient ambassadeur et conseille le ministère chilien des Affaires étrangères sur les problématiques socio-économiques. En 1970, il est nommé secrétaire général de l'Association latino-américaine de libre-échange. Lorsque le général Pinochet prend le pouvoir par les armes, Somavia s'exile au Mexique et fonde un centre de recherche. De 1983 à 1990, il préside la commission de concertation pour la démocratie au Chili. Par la suite, il réintègre la diplomatie. Et se fait mieux connaître en dirigeant de 1993 à 1995 la préparation de Copenhague, le premier sommet social jamais tenu.
C'est un record de présence: 117 chefs d'Etat et de gouvernement se rendent dans la capitale danoise. Ils adoptent une pluie de promesses. Mais, cinq ans plus tard, rien n'a changé. Pire: les inégalités se sont creusées. «Copenhague a été un échec. Il faut donner un visage humain à la mondialisation», martèle-t-il à l'ouverture du sommet social à Genève.
Est-ce pour se démarquer de la trahison des idéaux de Copenhague, qu'il a préféré lui-même en tirer l'accablant constat? Possible. A l'intérieur de sa maison, certains trouvent que l'homme va trop loin dans sa critique de la mondialisation. «Il est en train d'oublier que l'OIT ne fonctionne qu'avec un minimum de consensus. Or, les employeurs et certains gouvernements risquent de se raidir», préviennent-ils. Juan Somavia écarte l'objection: «Les employeurs ne sont pas monolithiques. Des patrons de petites et moyennes entreprises du tiers-monde disent que je suis le seul qui reconnaisse leur mérite. Car ce sont eux qui créent l'emploi, pas les sociétés internationales.» Les multinationales ne vont-elles pas se hérisser devant son appel «à la lutte sociale»? «Non. Elles savent pertinemment qu'on ne peut pas avoir d'investissements stables au sein d'une société instable. C'est avec la lutte sociale que le modèle européen a vu le jour», affirme-t-il.
Antonio Penalosa, secrétaire général de l'Organisation internationale des employeurs, reconnaît que le patron du BIT affronte une situation radicalement nouvelle: «Les effets de la mondialisation sont un défi sans précédent pour le BIT. Somavia est prisonnier de pressions contradictoires de plus en plus fortes. Les positions consensuelles vont devenir sans doute de plus en plus difficiles à atteindre.» Chacun aussi a ses priorités: les employeurs attendent que Somavia «modernise» les normes sociales, les syndicats qu'il protège l'emploi…
Mais en dépit de l'éclat de ses arguments, des zones d'ombre subsistent. Juan Somavia parle de la nécessité «de changer les priorités», de «revenir à d'autres équilibres que celui uniquement financier», mais les chemins pour y parvenir demeurent obscurs. Juan Somavia explique en substance que les organisations non gouvernementales ont mis ces trente dernières années au rang des préoccupations, l'égalité des femmes, l'environnement, les droits de l'homme. La société civile a les moyens de faire pression sur le politique, souligne-t-il, faisant remarquer que les choix politiques se décident presque toujours à l'échelon local.
Mais quid du rôle du BIT? L'homme interpelle, fait réfléchir, provoque parfois. Comment ne pas s'en féliciter? Juan Somavia a remis le BIT en position de visibilité. Il possède une vision qui a indéniablement du souffle. Fin politique, il sait se faire écouter et apprécier par des gens de bords idéologiques différents. Mais quels objectifs précis faut-il viser, quelle stratégie concrète mettre en place, comment faire évoluer les rapports de force? Là, les questions restent encore en suspens.